François Martin
DANS LA PERIODE économique capitaliste « moderne » qui a précédé celle du libéralisme « sauvage » mondialisé dans laquelle nous sommes encore, il existait un contrat tacite entre le capitaliste et le travailleur. En gros, le pacte était le suivant : « Tu me donnes ton travail, je te donne la sécurité. » Le capitaliste prenait le risque et la rémunération correspondante, le travailleur abandonnait au capitaliste le gros de la recette, pour autant qu’il reçoive de quoi nourrir sa famille, suffisamment et dans la durée, avec quelques perspectives raisonnables d’« ascenseur social ».
Le contrat capitaliste/travailleur est devenu léonin
Les conflits portaient donc principalement sur la rémunération, pour qu’elle permette effectivement au travailleur d’atteindre son objectif de vie et de croissance durable en sécurité, et sur la pénibilité des conditions de travail. Si cela était obtenu, il était considéré comme « normal » qu’à la fin de l’année, après que tous se soient relevé les manches pour mettre un maximum de profits dans la caisse commune de l’entreprise, ce soit le capitaliste seul qui en ait la clef, et qui décide ce qui doit être réparti dans les « trois enveloppes » : pour lui-même, pour les travailleurs et pour l’investissement indispensable à la survie et la croissance de l’outil commun.
Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Le contrat est rompu, puisque l’entreprise a cessé d’assurer la sécurité économique du travailleur. Dans le système actuel, ce dernier a totalement changé de statut : il est devenu, de fait, co-investisseur, puisqu’il participe au risque autant, si ce n’est plus que le capitaliste (il n’a, en principe, pas de réserves, et il risque non pas son argent, mais son travail, c’est-à-dire sa survie même) ; en revanche, il ne reçoit pas, si l’entreprise gagne, de rémunération à la hauteur de sa prise de risque elle-même. C’est toujours le capitaliste seul qui décide de la répartition dans les « trois enveloppes », et l’on peut penser, comme il est en position de force, qu’il n’a pas tendance à surévaluer la valeur du risque pris par son employé… Le contrat tacite capitaliste/travailleur d’autrefois est devenu léonin.
Ceci a des conséquences très importantes. En effet, nous savons que si toute entreprise profite largement du fait de disposer de capitaux suffisants, de bons produits à vendre, d’une bonne stratégie, d’une bonne équipe de direction, d’une bonne organisation, etc., en revanche, la clef de sa compétitivité, qui est le cœur de la bataille moderne, ne se trouve nullement dans les éléments ci-dessus, mais bien dans la tête de ses travailleurs.
Un nouveau pacte
Tous ceux qui ont travaillé en entreprise savent que l’on peut toujours y faire un peu plus ou un peu moins, partager un peu ou beaucoup l’information, donner le maximum ou pas, jouer un peu plus « collectif » ou plus « perso », sans que ceci ne cause apparemment à l’entreprise de grands dommages. Pour le travailleur, c’est son confort, sa marge de manœuvre secrète, qu’il ne donnera que s’il peut la monnayer contre un peu d’argent, de statut ou de pouvoir. S’il se sent en confiance, il jouera le jeu, il sera une force d’initiative, pour proposer des changements positifs pour l’entreprise. S’il n’a pas confiance, il se taira, et les gardera pour lui.
Dans tous les cas, ce qui est certain, c’est qu’il dispose d’une réserve de compétitivité extraordinaire pour l’entreprise, une véritable « bombe atomique », qu’il est seul à pouvoir mettre en œuvre, et que personne ne peut lui prendre de force. En effet, la seule conséquence d’une politique plus dirigiste sera de lui faire augmenter ses marges de sécurité. Si l’entreprise pense ainsi avoir obtenu de lui 1 point de plus par la contrainte, en réalité le travailleur a « planqué » 10, ou peut-être 100, qu’il sera d’autant moins enclin à donner. L’entreprise, qui croit avoir gagné du rendement, en aura en réalité perdu sur la durée…
Tout ceci n’est d’ailleurs, dans les entreprises, qu’un secret de polichinelle, que tout le monde sait et dont personne ne parle, à cause précisément du contrat léonin dont il est question ci-dessus : le travailleur se tait parce qu’il a peur de se faire « tondre », et l’entreprise parce qu’il faudrait qu’elle reconnaisse qu’elle est injuste, et qu’elle se demande comment rémunérer effectivement au travailleur le plus qu’il peut lui donner. On en viendrait alors à mettre sur la table la vraie question, à savoir celle du statut de co-investisseur du travailleur, et celle du partage du risque, et du revenu qui va avec. L’entreprise, qui profite à court terme de cette situation, n’a aucune envie d’ouvrir ce débat. Ce qui est sûr, c’est que cette situation bloquée fossilise la « pompe à compétitivité » dont l’entreprise dispose dans la tête de ses travailleurs.
De cette situation « perdant-perdant », stupide, préjudiciable pour tous, qui est responsable ?
Tous les partenaires sociaux, tous ceux qui raisonnent à courte vue, qui refusent de voir le monde tel qu’il est, qui ont confondu la dernière guerre avec la prochaine :
- les travailleurs et les syndicats, qui continuent à réclamer de la sécurité dans un monde où il est impossible de la donner, et se sont ainsi privés de négocier ce qui devrait être leur vrai pouvoir, à savoir un droit de codécision sur le partage des « trois enveloppes », de par leur statut de co-investisseurs ;
- les entreprises, qui ne souhaitent pas du tout remettre en cause leur monopole, source d’un grand pouvoir, concernant le partage des profits, alors que par ailleurs elles n’ont cessé, mondialisation aidant, de tenir aux salariés un discours du type « risquons tous ensemble pour réussir ». Discours incohérent qui brise le pacte intra-entreprise, alors que le premier devoir de l’entrepreneur, c’est précisément de créer avec ses équipes un pacte clair et cohérent ;
- l’État, parce qu’il méconnaît trop souvent la réalité des entreprises, et parce qu’il cherche à réformer tout le reste : le chômage, le pouvoir d’achat, les charges de l’État, etc. Tout cela est très bien, mais le véritable problème, d’où tout le reste découle, c’est la compétitivité : travailler plus, oui, mais aussi plus vite et mieux.
Une fois le problème bien identifié, que faire ?
Plusieurs pistes. D’abord, il faut ouvrir un débat
- Sur la situation du monde
- Sur la nécessité fondamentale d’une nouvelle explosion de la compétitivité
- Sur la réalité aujourd’hui du pacte capitalistes/travailleurs, « perdant-perdant » à l’intérieur de l’entreprise,
- Et sur la nécessité, mondialisation oblige, d’un new deal dans ce domaine.
Ensuite, il faut admettre qu’il s’agit d’une question qui dépasse largement les intérêts particuliers des capitalistes et des travailleurs. Ce sont les règles du jeu qui sont en cause : l’État doit intervenir soit en incitant les partenaires sociaux, branche par branche, à négocier des intéressements beaucoup plus favorables aux travailleurs ; soit en mettant en œuvre une nouvelle grande loi d’intéressement. Puisqu’« à vin nouveau, outres neuves », la mondialisation demandant à l’entreprise de nouvelles forces, il y faut de nouveaux comportements.
Transformer l’entreprise
Mais ce qui nous paraîtrait sans doute le plus révolutionnaire, et qui reflèterait la réalité d’aujourd’hui, ce serait une transformation de l’entreprise, de telle sorte qu’il y existe une codécision entre capitalistes et travailleurs sur le partage des « trois enveloppes ». Une telle révolution demanderait une vraie implication de l’État, après un indispensable « Grenelle de l’entreprise ».
Le plus intéressant, c’est que l’on verrait sans doute des explications très sérieuses sur certains comportements cachés :
- les travailleurs d’aujourd’hui sont-ils réellement motivés, malgré les discours « mobilisateurs » des entrepreneurs ?
- jouent-ils vraiment le jeu ? Donnent-ils tout ce qu’il ont en eux, ou en gardent-ils en réalité « toujours sous le pied » ?
- et les capitalistes, jouent-ils eux-mêmes le jeu de l’entreprise ? Par exemple n’ont-ils pas aussi tendance à gonfler au maximum leur propre « enveloppe » ? Et alors qu’ils prennent, pour eux-mêmes et pour les équipes de direction, des bonus énormes lorsqu’il y a de bons résultats, n’existe-t-il souvent pas chez eux, dissimulée derrière une apparente bonne gestion, une tendance à sortir un maximum de profit à court terme, et donc à désinvestir, faisant ainsi courir un risque énorme et suicidaire à l’entreprise (on constate fréquemment ce phénomène aux USA) ?
De ces « sérieuses explications » surgiraient des choses étonnantes, ce qui libèrerait cette formidable force dormante, véritable « fission nucléaire économique », qui serait une clef pour nous en sortir. Cette force est facile à mettre en œuvre, à condition d’être un peu honnêtes et de parler vrai. Elle se nomme confiance, ou bien motivation, ou encore appropriation. Aujourd’hui, c’est clair, elle ne fonctionne pas.
Dans le monde d’aujourd’hui, on ne plaisante plus. Il faut savoir ce que l’on veut. En stratégie, on sait que les « voies moyennes », sans véritables choix, conduisent immanquablement à la mort.
Pour nos pays, les stratégies coûts/volumes à base d’emplois démotivés et déqualifiés sont impossibles. Il ne nous reste que le haut de gamme, avec du qualitatif. La stratégie de Lisbonne, en l’an 2000, l’a amplement affirmé.
Si nous voulons survivre, il est temps d’être cohérents avec nous-mêmes. La compétitivité, c’est l’affaire de tous, car tous en ont une clef, chacun dans sa propre tête, et c’est l’ensemble de ces clefs qui fait le résultat. Si dans l’entreprise nous devons risquer tous ensemble, et si nous perdrons tous ensemble en cas d’échec, alors il faut qu’il soit dit haut et fort que nous devons aussi tous ensemble avoir part à la réussite quand ça marche. C’est comme cela que l’on « réveillera les morts » et que l’on transformera les passifs en actifs. Et il faut mettre notre politique au diapason.