Je poste un petit truc ici en espérant que cela plaise à quelqu'un...
Sur le divan...
J’attends dans cette salle depuis bientôt trente minutes. Je ne sais pas ce que lui raconte son patient, mais ça lui en fait perdre la notion du temps. Les gens ne sont pas assez ponctuels. Quand un rendez-vous est donné à 15h30, il doit commencer à 15h30. Pas 16h. Et encore, 16h si j’ai de la chance.
Je suis assez stressé, peut-être parce que c’est ma dernière séance de psychanalyse et que je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir lui raconter. Les deux premières séances étaient marrantes, je l’ai mené en bateau à propos de mon enfance, m’inventant des parents ambassadeurs dans un pays exotique, toujours entre deux réceptions mondaines. Et puis j’en ai eu assez et je lui ai dit la vérité banale sur moi. Enfance normale, scolarité normale, vie normale.
Je me suis accordé cinq séances avec ce psychologue parce que j’en ressentais le besoin, mais à vrai dire, les quatre premières n’ont pas changé ma vie. Je suis resté le même gamin immature qui, depuis quinze ans, est incapable de garder une relation plus de deux mois sans éprouver l’irrépressible envie de s’enfuir à toute vitesse. Il y a eu des exceptions, bien sûr, comme pour toute règle, mais dans l’ensemble, je me suis astreint méthodiquement et involontairement à cette période limite de deux mois, assez longue pour connaître les qualités d’une personne et assez courte pour ne pas en voir les défauts.
Puis j’ai eu trente ans et les gens autour de moi ont commencé à se mettre en couple pour de bon, à se marier, alors que je changeais de cavalière à chaque réunion familiale. D’où l’utilité, pensé-je, de ces séances de psychanalyse qui aurait dû modifier ma façon de penser. Mais pour l’instant, cela ne fonctionne pas.
Peut-être la faute à ce docteur Bloom, trop vieux pour comprendre ce que je ressens vraiment. Ou peut-être ma faute, mais ne comptez pas sur moi pour le reconnaître devant lui. Il me fait l’effet d’un père auquel je raconterai tout, chose qui n’existe pas et qui est en fait assez déstabilisant.
La porte s’ouvre enfin, libérant un homme qui s’empresse de partir. 16h12 lis-je sur ma montre. 42 minutes de retard, 42 minutes à attendre dans une salle, 42 minutes à ne rien faire de constructif de ma vie. Le docteur Bloom sort à son tour. Il est grand, massif avec des cheveux blancs et je peux deviner qu’il a dû être un athlète dans sa jeunesse. Peut-être aime-t-il toujours courir sur les chemins de Central Park au petit matin, ou arpenter ceux de Battery Park au soleil couchant.
- Bonjour monsieur DeLaughter ! Je vous en prie, entrez. Excusez-moi pour le retard mais mon patient précédent en avait gros sur le cœur, dit-il en fermant la porte derrière moi. Comment allez-vous aujourd’hui ?
Il a une voix grave, un peu intimidante. Je me contente de répondre « Bien, merci ». En fait, je vais aussi bien qu’un homme à qui tu vas prendre du fric. Je souris d’un air aimable tandis qu’il se glisse derrière son bureau dont la simplicité colle tout à fait avec le reste de la pièce. Ici, il n’y a pas de bibliothèque remplie de livres prétentieux ou de squelettes sensés représenter la courte durée de la vie. A peine a-t-il succombé à l’effet attendu en plaçant un divan en cuir que les patients peuvent ne pas utiliser pour préférer un bon fauteuil, en cuir lui aussi.
La première séance, j’avais pris le divan, pour essayer, mais fixer le plafond m’endort. J’ai besoin d’un contact visuel avec mon interlocuteur, même s’il avait par la suite toujours la tête baissée vers son calepin en train de prendre des notes ou réaliser une bande dessinée à petit budget comme je me l’imaginais.
- Je constate que c’est notre dernière séance ensemble. Etes-vous satisfait de nos entretiens jusqu’à présent ? me demande-t-il.
- Oui, mens-je.
Il a un petit sourire énigmatique.
- Je vais faire comme si je vous croyais. Bien, allons nous installer si vous le voulez bien, me dit-il en me montrant le divan et les fauteuils. Autant ne pas gaspiller notre dernière heure.
Comme je l’ai déjà dit, j’ai raconté ma vie durant les premières séances en exposant les faits et rien que les faits, sans jamais m’aventurer à les commenter. C’est ma vie, point. Elle est ce que j’en ai fait et je ne vois pas l’utilité de revenir sur des événements dont je ne pourrais rien changer. Je prends place sur un fauteuil, celui qui est près de la fenêtre tandis qu’il s’assit non loin de là, sur le divan.
- Au diable les conventions ! plaisante-t-il.
Décidément, ce type a tout du charlatan. Si j’avais voulu quelqu’un pour m’écouter raconter ma vie, j’aurais pu trouver un ami qui lui ne m’aurait pas facturé la conversation 100$ de l’heure. Mais je peux me le permettre, je vis confortablement grâce à mon métier.
- Rappelez-moi ce que vous faites déjà dans la vie, monsieur DeLaughter.
- Will, appelez-moi Will, s’il vous plaît. Je travaille comme interprète aux Nations Unies, dis-je avec un soupir.
Il ne se souvient même pas de ce que je fais pour vivre. Pourtant, cela doit être marqué quelque part dans ses notes !
- Oh oui, je me souviens. Ce doit être excitant comme boulot. Cette sensation de toucher de près à l’actualité de notre monde.
- Pas vraiment. Je traduis, c’est tout.
Et c’est vrai. J’entends un discours, je le traduis et je le recrache. C’est simple, méthodique, monotone mais bien payé. Pour l’originalité et l’artistique, je repasserai.
- Bien, bien, parfait, s’enthousiasme-t-il. Nous y reviendrons, Will si vous le voulez bien. Maintenant, ce que j’aimerai savoir, c’est ce que vous, vous attendez de cette dernière séance.
- Ce que j’attends ? Vous vous moquez de moi ou quoi ? Je vous ai parlé de mon problème d’engagement, j’attends votre réponse.
Il tressaute sur le divan en prenant un rire sans joie.
- Mais je ne peux rien faire pour vous ! s’exclame-t-il. Si vous ne voyez pas l’utilité de vivre en couple, ce qui est votre problème si j’en crois mes notes, ce n’est pas un inconnu comme moi qui va vous faire changer d’avis. C’est à vous de le vouloir et pas à moi de vous forcer à le vouloir.
- Alors pourquoi continuons-nous de nous voir si vous êtes incapable de m’aider ?
- Je vais être franc, Will. Je ne pense pas qu’aller de psychologues en psychiatres vous soit d’une quelconque aide. Mais vous êtes un client, vous avez payé pour ces séances, donc je vous accorde mon temps.
Il m’avoue franco qu’il s’occupe de moi juste pour me tirer mon fric. C’est gonflé, ça ne manque pas de panache, mais c’est quand même de trop.
- Nous y voilà ! dis-je en me levant. Bon, je crois que nous n’avions plus rien à nous dire. Ne vous inquiétez pas, vous serez payé pour cette séance.
J’ai la main sur la poignée de la porte quand une voix forte, puissante prononce mon prénom.
- Will ! Je comprends tout à fait que vous ayez envie de partir maintenant mais je vous ai écouté attentivement durant ces quatre premières séances et j’aimerai vous donner mon opinion.
Je voulais que ma sortie ait autant de panache que ses révélations. Au lieu de cela, j’ai l’impression d’être de nouveau un garçonnet de cinq ans sermonné par son père. Et qui lui obéit. Servilement, je me rassoie, non sans lui jeter des coups d’œils furtifs.
- Il y a une chose que j’aimerai savoir Will, finit-il par reprendre. Est-ce que vous rêvez d’une famille, d’une maison en banlieue, d’enfants ?
- Parfois. Mais c’est assez bref comme envie.
- Avez-vous déjà été amoureux ?
Il embraye si rapidement sur cette question tellement intime que j’en suis un peu brusqué. Je balbutie quelques mots, tente d’expliquer mes relations précédentes, certaines meilleures que d’autres, mais au final, ce n’est qu’un vague borborygme qui sort de ma bouche.
- J’en déduis que non, fait-il avec un sourire.
Il n’a plus l’air fâché et je me sens mieux. Le soleil apparaît derrière les nuages dehors et je me considère comme chanceux. Dans quelques minutes, il aura disparu derrière les gratte-ciels de la ville, mais pour l’instant, il brille juste pour moi.
- Si, enfin, je crois. Peut-être une fois.
- Bien, parlez-moi d’elle. Que vous rappelez-vous de votre relation ?
- Elle s’appelait Claire, réponds-je mécaniquement. J’avais vingt-cinq ans, elle en avait vingt-quatre. Deux ans ensemble, presque mariés, mais finalement, j’ai annulé et je l’ai quittée. Je me sentais bien avec elle, c’est tout ce dont je me souviens.
- Deux ans ? C’est plus long que votre moyenne de deux mois. Pourquoi l’avez-vous quittée ?
- Aujourd’hui encore, je ne sais pas. Elle était parfaite. Une tête bien pleine sur un corps de rêve, drôle, tendre, gentille, la femme parfaite. Et je l’ai quittée.
- Vous ne m’avez pas répondu.
- Exact. Je pense que c’était peut-être trop parfait, j’avais du mal à y croire. Nous étions si complices qu’on disait de nous que nous n’étions qu’une seule personne, « un tout », le couple idéal. Mais je ne me sentais plus exister, vous comprenez ? Je n’existais plus en tant que moi-même.
Il ne prend plus de notes et se contente de me regarder.
- La revoyiez-vous encore ?
- Parfois, lors de soirées chez des amis communs. Elle est mariée maintenant avec un dentiste, je crois. Ou orthodontiste. Enfin bref, ce n’est pas important. Elle a une bonne vie et je suis content pour elle.
- Est-ce à partir de là que vous avez commencé à avoir ces peurs d’engagements ?
Je réfléchis, les dates et moi faisant deux.
- Oui, peut-être, ou bien un peu avant, je ne me souviens plus très bien.
Il prend une longue respiration comme si ce qu’il s’apprête à dire est tellement important qu’il doit s’y préparer à l’avance.
- Les souvenirs, Will. Ce sont eux qui font la différence entre toutes les relations que vous avez pu ou pourrez avoir. Je suis bien incapable de me rappeler les filles que j’ai fréquentées à la fac, mais je me souviens parfaitement du parfum que portait ma femme, sa façon de nouer ses cheveux en arrière, de chanter quand elle faisait la cuisine ou repassait son linge, de rire quand elle voyait une scène drôle durant nos promenades dominicales dans Central Park.
En disant cela, il ne me regarde plus. Ses yeux sont dirigés vers l’extérieur, comme s’il voyait des choses offertes qu’à son seul regard. Il semble heureux, mais avec une pointe de nostalgie. Je ne l’écoute plus tandis qu’il parle, je me demande ce qui peut bien faire cet effet. Est-ce donc cela l’amour ? Je n’ai jamais ressenti cela et soudainement, j’en ai très envie.
- Les petits détails, Will...Il n’y a rien de plus important.
Il reprend peu à peu conscience de ce qu’il se passe dans cette pièce et semble même gêné d’avoir partagé avec moi des choses aussi intimes.
- Votre problème n’en est pas un, vous savez. Au fond de vous, vous savez que toutes ces filles avec qui vous sortez ne sont pas celles qu’il vous faut. Mais vous verrez, quand vous la rencontrerez, vous comprendrez que s’engager n’est pas plus difficile qu’ouvrir cette porte. Ce sera aussi rapide qu’un battement de cil, presque instantané. Alors tout deviendra clair dans votre esprit.
Je suis un peu confus par ce qu’il me raconte.
- C’est tout ? Je veux dire, c’est cela votre conseil ? Attendre que je rencontre la femme parfaite pour moi ?
Il hoche la tête tranquillement en me regardant, d’un air satisfait, comme s’il venait de me livrer le Saint Graal de l’Amour.
Je me lève tandis qu’il rejoint son bureau. Sans un mot, nous avons décidé que c’était la fin de notre dernier entretien. Je pose la main sur la clenche de cette porte qu’il m’a montrée peu de temps avant. Il me regarde comme s’il attendait que je sorte.
- J’espère de tout cœur que vous trouverez ce que vous cherchez, Will. Vous n’êtes pas un mauvais homme, vous êtes juste un peu confus. Mais tout passera avec le temps. Il vous faut juste la trouver et tout deviendra limpide. Croyez-moi. En sortant, vous pouvez m’envoyer ma patiente suivante, s’il vous plaît ?
- Bien, docteur.
Je serre la clenche et la porte s’ouvre enfin. Je suis libre, ces séances sont finies et je ne pense pas que j’en reprendrai à l’avenir. Elles n’ont que peu d’influence sur moi. Je sais ce que je veux et malgré tout, ma vie n’est quand même pas si mal que cela. J’aurai pu tomber bien pire, donc de quoi je me plains ? Ooooh, le petit New-yorkais aisé que je suis n’arrive pas à trouver chaussure à son pied ? Et bien qu’il reste seul. Ne dit-on pas qu’il vaux mieux être seul que mal accompagné ? Tiens, cela sera ma nouvelle maxime. Je m’y engage ici et maintenant, alors que je cherche la prochaine patiente dans la salle d’attente.
- Mademoiselle, le docteur Bloom m’a demandé de vous faire entrer.
Elle se retourne, s’arrachant à la contemplation d’une reproduction d’une toile fameuse sur le mur et quelque chose change en moi. Un déclic, un frisson qui part du bas du dos et qui remonte. Le temps me paraît s’arrêter tandis que ses yeux verts clignent au ralenti. Le contour de sa bouche, le rosé de ses joues, ce nez si délicat, ces cheveux sombres qui lui tombent sur les épaules. Elle a l’air émue, je mets cela sur le compte de son amour pour l’art que je viens de lui inventer plutôt que sur ma présence dans cette salle d’attente.
Puis le temps reprend son cours, elle me sourit et me frôle en entrant dans la salle où le docteur Bloom l’attend, à côté de la porte.
- Merci d’être venue aujourd’hui, je sais que c’était un peu précipité mais il était important que nous nous voyions, lui dit-il en la faisant entrer.
Il me regarde maintenant avec ce petit sourire mystérieux qu’il a eu tout au long de l’heure et juste avant de disparaître derrière la porte, il me dit doucement :
- Vous voyez, Will. Aussi simple que d’ouvrir une porte...
Fin.
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