Canard PC a été créé fin 2003 par 6 journalistes quittant le magazine Joystick (aujourd'hui disparu) parce qu'ils ne voulaient pas travailler pour le nouveau propriétaire. Le paysage de la presse de jeu vidéo était, évidemment, très différent. Petit rappel.
Retour en 2003
En 2003, Internet progresse en France et la presse papier donne des signes de faiblesse. C'est la raison qui pousse à l'époque le groupe Hachette Filipacchi à vendre tous ses magazines de jeux vidéo (Joystick, Joypad et PlayStation Magazine) à son concurrent anglais Future.
Mais le Web lui-même n'a pas si bonne mine, car les dégâts produits par l'éclatement de la "bulle internet" en mars 2000 ne sont pas encore digérés. Quel est le paysage ? En 2003, Gamekult.com (le site créé fin 2000 par Kévin Kuipers et Clément Apap) est encore jeune et loin d'être serein sur son avenir. En face, à cette époque, jeuxvidéo.com est détenu à 80 % par un éditeur de jeux vidéo (Gameloft, petit frère mobile d'Ubisoft) qui l'a acheté en 2000 à son créateur, Sébastien Pissavy. Facebook n'existe pas (il est créé à Harvard en 2004 et ne s'ouvre au public qu'en 2006), Twitter non plus (il n’apparaît qu'en 2006). YouTube lui-même n'est lancé qu'en 2005. Bref, c'est la préhistoire.
Une décennie de bouleversements en trois mouvements
Le premier mouvement est représenté par la rapide désintégration de la presse papier. Au moment du lancement de Canard PC, l'issue de la bataille web/papier est encore incertaine. Deux ans après, il est clair que le Web a gagné. Avec son irruption, les magazines de jeux vidéo cessent d'être l'intermédiaire obligé des éditeurs de jeux pour faire connaître leurs produits. Ils disparaissent les uns après les autres, incapables de supporter la perte d'audience et de chiffre d'affaires venant de la publicité des éditeurs. Aucun des magazines du XXe siècle n'a survécu (Jeux Vidéo Magazine n'a été lancé qu'en 2000).
Parallèlement, l'essor d'Internet est extraordinaire. Les amateurs de jeux vidéo et de high-tech sont les premiers équipés, donc logiquement les sites de jeux vidéo sont parmi les premiers à connaître un succès rapide et important. Ils captent les budgets publicitaires de la presse papier et font évoluer l'activité rédactionnelle : pour le meilleur, lorsqu'ils modernisent le ton et dynamitent certains accords douteux existant entre éditeurs et magazines ; parfois pour le pire, lorsque le succès des blogs et le floutage des frontières entre amateurs et professionnels laisse libre cours à la communication des éditeurs.
Dernier mouvement, le plus récent, pas le moins violent : l'explosion des casteurs vidéo sur YouTube et Twitch. Depuis deux ans, ils font subir aux sites web exactement la même punition que ces derniers avaient infligée aux magazines, c'est-à-dire un hold-up sur leur audience et leurs recettes publicitaires. Mais tandis que la presse papier avait tout de même le fruit de ses ventes pour amortir le choc ou se replier, les rois du Web, entièrement financés par les publicités, sont nus. La glissade pour eux n'en est que plus soudaine et violente. Aujourd'hui, tous les médias web de jeux vidéo français sont confrontés à des audiences et des recettes en baisse, même jeuxvideo.com, et certains sont en grande difficulté.
À qui profite le crime ?
Cette redistribution spectaculaire des cartes médiatiques a une conséquence peu visible à l'extérieur, et peu discutée à l'intérieur : une inversion des rapports de force entre médias et gros éditeurs, au profit de ces derniers. Il y a dix ans, le fait que les journalistes étaient obligés de passer par eux pour avoir accès à l'information sur les jeux était plus que compensé par un quasi-monopole : les magazines étaient le seul moyen de faire connaître un jeu, que ce soit par un article ou une pub. Ils le savaient et s'en servaient lors des bras de fer.
Aujourd'hui, les canaux de diffusion se sont multipliés et les journalistes (papier ou web) ont perdu de leur importance aux yeux des éditeurs (à tort, mais c'est à eux de le prouver et c'est une autre histoire). Le chouchou du moment, c'est le "youtubeur influent". Lorsqu'il allie souplesse déontologique et popularité sur les réseaux sociaux, il allume un désir fou dans les yeux humides des communicants. C'est vers lui que va désormais l'essentiel d'un budget marketing devenu clandestin ; c'est à lui que l'on confiera demain l'exclusivité des grosses annonces pour en maximiser l'impact.
Quel impact pour la presse professionnelle de jeux vidéo ?
Privée d'une part grandissante de ses revenus, de plus en plus sevrée des "scoops" et "exclusivités" qui attirait une audience très volatile, la presse web va devoir se chercher un nouveau modèle. Comme toujours, la tentation la plus forte, c'est de travailler sa "souplesse": d'où une course dangereuse vers le publi-rédactionnel ("native-advertising", dit-on aujourd'hui), la démagogie et les "arrangements" en tout genre pour chasser sur le terrain des producteurs vidéo qui n'opposent souvent aux annonceurs ni structure ni limite.
C'est un leurre et la "souplesse" est une surenchère destructrice. La presse papier, qui a déjà vécu ces tourments, devrait y être immunisée. Pourtant, dans la nouvelle génération des magazines papier en France, un élément de discours récent interpelle. Constatant que le public du jeu vidéo s'est agrandi, qu'il a mûri, que les jeux eux-mêmes sont (parfois) plus évolués, que le média est revendiqué de plus en plus fréquemment comme un moyen d'expression adulte par ses créateurs, certains appellent à traiter les jeux vidéo comme des œuvres. Ainsi, la notation des jeux serait "infantile", "inadaptée" ; le "test" de jeu devrait disparaître, au profit d'une "critique", plus noble, plus digne d'une œuvre culturelle. Un magazine vraiment moderne accorderait donc moins de place aux tests bêtes et méchants, et laisserait davantage d'espace aux créateurs, à la "culture jeu vidéo". Un discours déjà adopté sur le Net par certains sites qui ne notent plus les jeux (Kotaku, Joystiq juste avant sa fermeture, et récemment Eurogamer).
Nul doute que certains sont sincères dans cette volonté de rénover un formatage des magazines hérités de la presse adolescente des années 90. Mais on ne peut s'empêcher de remarquer que cette nouvelle direction, incidemment, efface bien des sujets de friction avec les créateurs et éditeurs de jeux, autrement dit les annonceurs. Il y a en effet peu de chance que la disparition des notes qui fâchent, la multiplication des interviews (forcément bienveillantes car qui sommes-nous pour juger les artistes ?), l'exposition sans commentaires de jolies images de jeux ou l'accent mis sur les dossiers historiques génèrent beaucoup de conflits avec le milieu du jeu vidéo.
La nouvelle formule de Canard PC suit une logique différente
Pendant que certains se posent la grave question de savoir qui de l'Art ou du cochon de joueur a tiré le premier, l'industrie, elle, prend ses aises : les jeux se vendent avant d'être finis, et présentent cela comme un progrès ; lors du lancement, les serveurs sous-dimensionnés par économie en empêchent fréquemment l'accès ; le marketing-roi pousse de toutes ses forces aux précommandes sans information sérieuse préalable ; les jeux soi-disant gratuits nous vendent au plus offrant ; etc. La défense du consommateur n'est donc, hélas, pas obsolète.
La nouvelle formule est bâtie sur une position éditoriale simple, exactement celle qui fait la force du journal depuis 11 ans : Canard PC s'est toujours vu comme un protecteur personnel du joueur, qui tient à la fois de la crème solaire et du goûteur de poison. Une crème (un peu grasse) pour oindre son esprit d'humour et d'idiotie afin de filtrer les rayonnements dangereux du marketing ; un goûteur-cobaye pour tester tous les aliments vidéoludiques qui lui sont proposés.
C'est cette position qui a attiré un à un, au fil des ans, les membres de la rédaction. Et c'est grâce à sa clarté que Canard PC a pu connaître six rédacteurs en chef différents et au moins trois renouvellements complets d'équipe, sans rupture réelle dans le contenu ou le style. En 2003, Canard PC était un hebdomadaire de 32 pages vendu 1,90 €, en papier journal. Aujourd'hui, vous tenez dans vos mains un bimensuel, un vrai magazine de 84 pages avec du papier qui ne tache pas, vendu 4,90 € (notez ce cas unique dans la presse d'un magazine dont le prix à la page diminue en 11 ans). Visuellement, le changement est important. Mais sur le fond, Canard PC ne bouge pas.
La rédaction n'a conçu cette nouvelle formule que pour étendre le champ de ses analyses et de ses idioties. Nous continuons de penser qu'il faut défendre plus fermement les consommateurs, et que pour cela les tests sont indispensables. Nous n'avons rien contre le fait de fâcher quelques personnes au passage, et surtout, nous avons les moyens de l'assumer. En 2014, les annonceurs de jeu vidéo n'ont représenté que 17 % du chiffre d'affaires publicitaire de Presse Non-Stop. Et la publicité dans son ensemble ne compte que pour 13 % du chiffre d'affaires global de la société. Canard PC est probablement le seul média de jeux vidéo à n'avoir compté parmi ses annonceurs 2014 (et 2013) aucun des trois constructeurs de consoles (Microsoft, Nintendo ou Sony), ni aucun des trois premiers éditeurs mondiaux (Activision-Blizzard, Electronic Arts ou Ubisoft). Vous savez quoi ? Même pas mal ! Avec 87 % de nos revenus provenant de nos ventes, c'est vous, lecteurs, qui nous avez donné, depuis les débuts, les moyens de notre indépendance. En 2015, après 11 ans, elle rime toujours avec intransigeance.
Ivan Le Fou
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