(Lire la news sur le site)
Comme prévu par Chris Roberts, son créateur, le jeu Star Citizen vient de passer officiellement la barre des 100 millions de dollars de financement participatif. Pour que cette étape ne soit pas qu'un chiffre, Cloud Imperium Games a sorti une version jouable d'une partie du jeu, dite "alpha 2.0".
Lors d'un dossier qui lui est dédié, nous reviendrons en détails dans le Canard PC de la rentrée (15 janvier 2016) sur ce que l'on peut dire du jeu dans cette version (si on arrive à le faire tourner sans plantage plus de 5 minutes...), et les questions que cela pose pour un projet en développement depuis 3 ans avec (au moins) 100 millions de dollars de budget. En attendant, vous trouverez ci-dessous le texte de la rubrique "Au coin du jeu", paru le 15 février 2015 sous le titre "Oser dire qu'un projet va dans le mur (avant d'entendre le bruit du crash" (Canard PC n°312): il est toujours dangereusement valable.
– O –Condamner un jeu avant de le tester, cela ne se fait pas. Par extension, critiquer un jeu avant qu'il ne soit fini, cela ne se fait pas non plus. Qui sait si un miracle de dernière minute ne va pas intervenir? Si une petite sauce magique secrète ne sera pas appliquée juste avant de servir, qui donnera subitement un goût extraordinaire à l'ensemble? Mais quand même, des fois, les indices s'accumulent, et…
Mettons qu'une ancienne gloire du jeu vidéo absente depuis 10 ans revienne, comme tant d'autres, pour faire financer de façon participative une suite à ses vieux succès, un jeu du genre bac-à-sable. Imaginez que dans la description de son projet, il ajoute grosso modo les caractéristiques d'un MMO, celles d'un jeu solo et aussi celles d'un jeu d'action multijoueur, donc trois jeux en un, et tout cela à prix fixe, sans abonnement; cela ne vous ferait pas froncer les sourcils? Et si, pour ce jeu extraordinairement ambitieux, ce développeur fixait un objectif sur Kickstarter de seulement 500 000$, ça ne vous inquiéterait pas un petit peu sur le sérieux de la chose?
Imaginez maintenant que la campagne Kickstarter soit un immense succès et que le jeu obtienne plus de quatre fois la mise en 2012, bravo, mais que le développeur continue ensuite imperturbablement les appels aux dons, cette fois sur son propre site: vous ne deviendriez pas soupçonneux? Et si pour faire rentrer les sous alors qu'il a déjà amassé plus de 10 fois son kickstarter initial, le studio se mettait à vendre –en avance donc- des objets virtuels pour son jeu plusieurs centaines de dollars pièce, vous les sentiriez naître, les gouttes de sueur?
Vous l'avez compris, ce jeu existe. C'est une simulation spatiale intitulée Star Citizen et elle a été lancée par Chris Roberts, producteur dans les années 90 de Wing Commander et Starlancer. Son nouveau studio, Cloud Imperium Games Corporation, fondé en 2011, a explosé tous les records de financement participatif en cumulant aujourd'hui plus de 70 millions de dollars au total (et il prévoit d'atteindre la barre des 100 millions de dollars en 2015). Pourtant, il vend encore des accès anticipés au brouillon de son jeu entre 50$ et 100$, et des vaisseaux supplémentaires entre 45$ et 300$. Continuer à récolter ainsi de l'argent alors qu'on a déjà amassé plus de 100 fois l'objectif Kickstarter jette un sérieux doute sur l'honnêteté des objectifs initialement annoncés, voire l'honnêteté tout court.
Mais il y a plus inquiétant. Aujourd'hui, Cloud Imperium Games Corporation fait travailler près de 300 personnes au sein de cinq studios différents (trois internes et deux externes). C'est une tâche d'une complexité extrême, qui pose des problèmes épineux aux plus expérimentés des éditeurs, tant du point de vue technique que logistique. Or, c'est la première réalisation d'un studio dont le président n'a plus dirigé de développement de jeu vidéo depuis l'an 2000. Pour mener à bien ce projet sans anicroche dans ces conditions, il faudrait une telle accumulation de talents et d'efficacité qu'elle relèverait tout simplement du miracle. En prime, avec les dons et précommandes, le jeu est aujourd'hui déjà vendu à 500 000 exemplaires. Est-ce que le public de ce genre de jeu PC très spécifique et très exigeant n'est pas déjà atteint ? Même si tout se passait comme prévu, combien d'exemplaires supplémentaires trouveraient preneurs pour assurer, après la sortie, le suivi du jeu, le coût des serveurs, et le débogage, tout en respectant la promesse initiale d'un jeu sans abonnement ni pay-to-win?
Il ne faut pas critiquer un jeu avant qu'il soit fini, ni le condamner avant sa sortie. Mais les informations disponibles, l'honnêteté et le bon sens imposent d'écrire clairement qu'il est quasiment impossible que Star Citizen tienne ses promesses.
(Dessins: Couly. Cet article est extrait du numéro 312 de Canard PC, paru le 15 février 2015)