« Racontez-moi encore une fois, Monsieur...Blind. Vous ne voulez vraiment pas me dire votre vrai nom ?
- Même le Grand T ne le connaît pas. Et le Grand T sait tout. Le Grand T équilibre tout.
- Alors racontez-moi encore, Monsieur..Blind, s'il vous plaît. Combien étiez-vous, au départ ?
- Je ne sais pas, je n'y étais pas. Le Grand T sait, lui. Le Grand T sait tout. Le Grand T équilibre tout.
- Épargnez-moi les références systématiques au Grand T et décrivez-moi vos premiers souvenirs.
- Je suis dans une maison immense. Tout y est démesuré : le nombre de pièces, la terrasse en grès, les cyprès, la haie, les colonnes, les arches, les animaux.
- Les animaux ?
- Les canards font plus d'un mètre cinquante.
- Admettons. Poursuivez.
- Malgré ça tout le monde s’entasse dans deux des plus petites pièces. Et je me souviens des boîtes. Des piles de boîtes partout. Mais seulement dans deux pièces.
- Partout mais dans seulement deux pièces, ça n’a aucun sens. Combien de personnes avez-vous vues ?
- C'est impossible à dire, c’est toujours en mouvement. Mais le Grand T sait, lui. Le Grand T sait tout. Le Grand…
- Bien lui fasse ! Avez-vous retenu les noms d'une ou plusieurs personnes présentes ?
- Personne ne le peut, c'est un tourbillon d’individus et la plupart ont un nom différent en fonction de qui les interpelle.
- Là encore, admettons. Parlez-moi de vos journées, des occupations de ces personnes présentes.
- Elles se collent, elles bougent seulement le regard et les mains. La plupart font plus de bruit en dormant qu'éveillées.
- C’est bizarre mais il y a donc un cycle de sommeil. Alors comment ressentez-vous le temps qui passe, là-bas ?
- C'est dur à dire, c’est variable. Certaines activités lancées en un instant durent des heures car on recule plus qu'on avance, d'autres qui nécessitent des heures de palabres sont arrêtées dès le début à cause d'un daideumairdeu.
- Vous avez de très nombreuses fois mentionné ce "daideumairdeu" lors de votre témoignage initial, cela a un rapport avec le Grand T ?
- Non.
- Poursuivez.
- Le temps est capricieux, plus on se rapproche des deux pièces et plus il accélère. Je me souviens avoir pris presque une heure pour ne pas ramener de croissants à une rue de là alors que j'ai vu des kilos de viande ou de fromage disparaitre instantanément sitôt coupés dans les deux pièces. Toutes ces mains tendues - je les vois encore quand je ferme les yeux dans le noir- c'était gratifiant et effrayant à la fois. J'ai vu une petite fille voler la part de sa mère en rigolant, sans pitié, et pas un ne s'en est ému.
- Vous abordez le thème de la nourriture pour la première fois dans ces témoignages. Pouvez-vous m’en dire plus ?
- C'est parce que tout se mélange dans ma tête et dans l'assiette. Il n'y a pas de logique, pas de récurrence, pas de schéma. Certains s'affinent en dévorant de la charcuterie, d'autres gonflent en picorant des crudités. C'est délicieux mais parfois bizarre, à se pâmer mais parfois glauque. Mais pour ce qu’on mange le Grand T sait. Le Grand T sait tout. Le Grand T équilibre tout.
- On l’attendra alors. Vous avez souvent parlé des liens qui vous unissent avec les présents. Sans faire une liste exhaustive et invoquer le Grand T, pourriez-vous me décrire vos relations là-bas ?
- Le jeune gâche les doubles mais est pilote. Le sage a volé mais s'est mis juste. Le pyjama a cassé les murs mais touché la berk. Madame m’achève mais récolte. Le commandant a coulé mais défendu la planète. Pause-vapeur lance mal mais coche bien. Grass ’mat’ râle mais récite et gagne. Les mags arrivent en retard. Le bienveillant scanne pour rien mais pédale mieux. Le local est omniprésent mais nous manque. Le didactique détruit mais a bon goût. Les Alpins piquent mon civil mais cuisinent. Lunette tente et rate et s'enfuit. Le Belge tue le chien mais multiplie ses têtes.
- On va arrêter là, ça n'a ni queue ni tête.
- Il y en a pourtant encore beaucoup et je n'ai pas pu profiter de tous, j'ai dû partir.
- Vous décrivez souvent la sérénité que vous éprouvez lors de votre séjour. Vous pouvez m’en dire un peu plus ?
- Je n'aurai pas imaginé que l'entrée du Paradis se ferait en enjambant une chaîne. On longe la maison, on monte l'escalier et on débouche dans un couloir désert. A gauche une cuisine vide et à droite un salon rempli. Le reste est à vivre plus qu’à raconter : On a… »
*BATTERIE CRITIQUE*
*ARRÊT DE LA SESSION*
« Viens manger chéri, ça fait des heures que tu parles à ton IA, là.
- Je n’ai trouvé que ça pour entretenir le souvenir de l’UCGC, ça me manque trop. Tu fais comment, toi ?
- J’achète des jeux. J’en ai quinze sur la liste. Viens avec moi à la boutique, si tu veux.
- D’accord.
- Par contre c’est quoi cette histoire de Grand T que tu invoques en boucle façon prophète ?
- Il fendra les eaux. Tout le monde l’attend. Il saura tout.
Il équilibrera tout. »