Vous trouviez mes dernières news badines ? Vous souhaitiez plus de news hardcore ? Et ben, je vais vous en donner du Hardcore en vous parlant à nouveau du statut d'hébergeur et plus généralement des problèmes engendrés par l'absence de décret d'application d'une loi.
Posons rapidement les bases: L'article 6 de la fameuse loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 (LCEN), dispose que "Les personnes dont l'activité est d'offrir un accès à des services de communication au public en ligne [...] ne sont pas soumises à une obligation générale de surveiller les informations qu'elles transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites".
En conséquence, elles "ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée à raison des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de l'activité ou de l'information illicite ou si, dès le moment où elles en ont eu connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l'accès impossible".
C'est clair : l'hébergeur n'a pas à vérifier les données qu'il abrite et n'assume aucune responsabilité à ce titre, sauf s'il a été averti de leur caractère illicite, auquel cas, il doit les retirer ou en rendre l'accès impossible.
Entre en scène Lafesse, humoriste bien connu qui se bat avec son petit doigt en l'air contre youtube qui diffuse, sans son autorisation, des clips entiers de lui en train de martyriser des petites vieilles de villages, tranches de rigolades qu'il vend en DVD.
Youtube a été condamné au profit de Lafesse à double titre:
1- Pour n'avoir pas retiré assez rapidement (voire pas du tout), les vidéos qui diffusaient des extraits des sketchs de l'artiste alors que ce dernier avait informé youtube de l'existence de ce contenu illicite qui violait ses droits d'auteurs.
2 - Pour n'avoir pas stocké les données permettant d'identifier les personnes qui ont uploadé les vidéos illicites. On en vient au cœur de mon propos : l'article 6 de la LCEN prévoit en effet, dans son II, que les hébergeurs "détiennent et conservent les données de nature à permettre l'identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l'un des contenus des services dont elles sont prestataires."
Alors, évidemment, l'expression "les données" est vague et un décret d'application de la loi devait préciser ce qu'il fallait entendre précisément par cette expression. Oui, mais, on est en 2008 et le décret d'application de la loi de 2004 n'a toujours pas été pris! Nous sommes donc en face d'un beau merdi... d'une situation ubuesque car la loi s'applique, elle impose une obligation aux hébergeurs, mais sans préciser l'étendue de celle-ci.
Lafesse soutenait que youtube n'avait mis en oeuvre "aucun moyen destiné à permettre l'identification des tiers à l'origine de la mise en ligne de contenus", tandis que l'hébergeur faisait valoir que les données d'identification qu'il collecte (nom, adresse électronique et adresse IP de l'utilisateur) "suffisent en l'état à satisfaire à ses obligations d'hébergeur, en l'absence de définition légale ou réglementaire des données en cause".
Le Tribunal de grande instance de Paris s'est trouvé bien embêté, comme vous l'imaginez. Alors certes, un projet de décret d'application de la LCEN existe ; il prévoit que, pour chaque opération de création, les données permettant d’identifier l’origine de la création des contenus doivent être collectées, ainsi que les informations fournies lors de la souscription d’un contrat par un utilisateur ou lors de la création d’un compte, et les informations relatives au paiement, si la souscription du contrat ou du compte est payante, le tout devant être conservé une année.
Mais pour autant, le texte n'est qu'un projet, et le Tribunal ne peut donc en faire état. Pourtant, le 14 novembre 2008, le Tribunal de Grande Instance de PARIS s'est prononcé comme suit:
"la société Youtube, à tout le moins dans l’attente du décret d’application non encore paru, devait collecter les données de nature à permettre l’identification des internautes éditeurs sur son site, telles qu’expressément et clairement définies par la loi, à savoir, leurs nom, prénoms, domicile et numéro de téléphone."
YouTube, qui n'a pas collecté ces informations a, selon le tribunal, "failli à ses obligations d'hébergeur".
Je vois d'ici votre regard vitreux; ben alors, pourquoi tout ce barouf autour de l'absence de décret, puisque le Tribunal dit avoir trouvé dans la loi les précisions de ce qu'il fallait entendre par "les données" ? Ah ! Mais c'est là que c'est beau:
D'abord, détaillons le raisonnement du Tribunal : Il reprend l'article 6 II qui nous dit que les hébergeurs "détiennent et conservent les données de nature à permettre l'identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l'un des contenus des services dont elles sont prestataires".
Ils fournissent, aux personnes qui éditent un service de communication au public en ligne, des moyens techniques permettant à celles-ci de satisfaire aux conditions d'identification prévues au III".
Et justement, le III 1° de l'article 6 de la LCEN dispose que: "Les personnes dont l'activité est d'éditer un service de communication au public en ligne mettent à disposition du public, dans un standard ouvert :
a) S'il s'agit de personnes physiques, leurs nom, prénoms, domicile et numéro de téléphone et, si elles sont assujetties aux formalités d'inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, le numéro de leur inscription [...]"
Pour le Tribunal, définir l'internaute qui uploade des vidéos sur youtube comme une personne qui édite un service de communication au public en ligne permet d'éviter élégamment le problème de l'absence de décret, puisque dans ce cas, youtube doit leur fournir les moyens techniques de s'identifier (par un formulaire à remplir en ligne, par exemple).
Or, ce raisonnement apparaît toutefois critiquable : déjà, notons que le Tribunal nous dit en substance que, dans l'attente du décret d'application, qui doit préciser ce qu'est une donnée à collecter, il convient de considérer qu'une donnée à collecter est expressément et clairement définie dans l'article 6-II 1° de la loi. Alors, je pose la question : à quoi sert le décret si la loi indique toute seule ce qu'est une donnée à collecter ? Ça apparaît contradictoire.
Et comment passer outre le fait que le 6 II prévoit à la fois un régime pour "quiconque a contribué à la création du contenu" (et on attend à ce sujet le décret d'application) et un régime pour "les personnes qui éditent un service de communication au public en ligne" ? (et pour cela, c'est le 6 III qui s'applique)
La lecture de la loi nous incite donc à penser que la personne qui a contribué à la création d'un contenu n'est pas la personne qui édite un service de communication au public en ligne. Et une personne qui uploade une vidéo m'apparaît plus correspondre à un créateur de contenu qu'à un éditeur de service de communication au public en ligne.
Et d'ailleurs, qu'est-ce que c'est une personne qui édite un service de communication au public en ligne ? Ce sont les travaux parlementaires qui nous éclairent. C'est ainsi, qu'ayant chaussé ma lampe frontale, j'ai exploré les tréfonds des rapports de nos élus, et voilà ce que j'en rapporte, notamment de l'avis 342 de la Commission culturelle du Sénat:
"Le premier alinéa de cet article [le 6 II] tend à préciser les obligations imposées aux fournisseurs d'accès et aux hébergeurs en matière de conservation et transmission des données d'identification des auteurs de contenus. Il donne aux hébergeurs le pouvoir d'identifier tant les éditeurs de contenus que les utilisateurs enrichissant le contenu d'un site."
Dans l'esprit des rédacteurs du texte, ces 2 catégories de personnes ne se mélangent donc pas !
Le rapport précise encore:
"Le deuxième alinéa de cet article [6 II] dispose que les intermédiaires techniques doivent fournir aux éditeurs de services de communication publique en ligne les moyens techniques de satisfaire à leur obligation d'identification. Cet article s'inscrit dans la démarche consistant à responsabiliser les auteurs de contenus et à dégager la responsabilité, très subsidiaire, des prestataires techniques. Il ne concerne que les « éditeurs » de services de communication publique en ligne et non pas toute personne contribuant « à la création du contenu ou de l'un des contenus » d'un tel service."
La messe est dite: par éditeur de service de communication au public, on fait donc référence, par exemple, au propriétaire/administrateur d'un site internet, à celui qui a le pouvoir de modifier (l'éditeur) un site web (un service de communication au public). L'hébergeur doit donc stocker les identifiants de celui qui édite un site internet, selon les dispositions de 6 III. Or, un internaute qui uploade youtube n'est qu'un "créateur de contenu". C'est youtube qui peut être qualifié d'ailleurs d'hébergeur mais également d'éditeur.
Par souci d'exhaustivité, je suis allé déterrer également le rapport du 23 janvier 2008 de la Commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire sur la mise en application de la LCEN.
Ce texte nous confirme que: "Au II de l’article 6, il est prévu un décret en Conseil d’État pour définir les données permettant l’identification des créateurs de contenus de sites informatiques. L’avis de la CNIL est nécessaire pour la prise de ce texte délicat [...]
Requalifier les hébergeurs en éditeurs est la voie la plus radicale pour accroître la responsabilité des hébergeurs. L'éditeur est en effet responsable, civilement et pénalement, pour tout ce qu’il édite."
Et il édite quoi, l'éditeur ? Eh bien, le contenu des créateurs!
Le Tribunal, pour contourner l'absence de décret d'application de la LCEN, a donc dû habilement tordre la notion de créateur et d'éditeur pour n'avoir à se servir que de la loi. Cette condamnation de Youtube m'apparaît donc fondée sur une mauvaise analyse, induite par l'absence d'un décret d'application de la loi. Le juge était forcé de trouver une issue en l'absence de ce décret et cela, en général, ne peut rien donner de bon.
Pour ceux que cette longue analyse n'a pas contraint à l'évanouissement de bon aloi, vous aurez donc compris les difficultés du métier d'homme de loi, qui se trouve confronté souvent à trop de textes, et parfois....à pas assez!
Voir la news (1 image, 0 vidéo )