Il y a huit ans déjà, le chaos engendré par la furieuse quête de vengeance du fantôme de Sparte s'achevait par son suicide. Il laissait derrière lui un véritable charnier Olympien, mausolée dont les illustres dépouilles ne pourraient plus jamais exercer leur joug tyrannique sur l'humanité. Débutée en 2005 sur Playstation 2, la saga de Santa Monica est une série de jeux vidéos d'une violence rare et jouissive qui, à mes yeux, reste mémorable principalement pour la qualité de sa mise en scène, d'une efficacité extraordinaire. Une saga brillante et véritablement marquante dans mon parcours de joueur, ce malgré des mécaniques de Beat Them All classiques et un peu molles, loin d'égaler les qualités martiales de ses contemporains japonnais associées à une courbe de difficulté assez chaotique et un véritable massacre de la mythologie grecque, au sens propre, mais surtout au figuré.
Je me souviens aussi de cet épilogue énigmatique qui laissait une ouverture vers une possible suite, et mon imagination s'exciter à l'idée de voir le demi-dieu en mal de victimes s'en prendre à d'autres mythologies, nordiques ou égyptiennes pour ne pas les citer. Néanmoins, après cinq opus, il m'apparaissait assez clair que Santa Monica avait déjà fait le tour de sa formule, malgré un rythme toujours plus frénétique et une surenchère bien perceptible pour chaque volet canonique. Il était sans doute temps de tourner la page et s'adonner à d'autres expériences. Des envies contraires a priori irréconciliables.
Après un silence radio de six ans et entre deux gifles distribuées par le renouveau particulièrement prometteur du mastodonte Zelda, l'E3 2016 a été l'occasion de renouer contact avec le grand chauve peinturluré. Une prise de température un peu gênée, comme avec une ex perdue de vue, mais musclée et barbue : "Ah tiens Kratos, tu traînes tes spartiates dans la neige, ça te réussit pas trop mal on dirait t'as eu une femme et un gamin, je suis content pour toi. C'est cool que tu t’inspires de The Last of Us, tu sais que j'ai adoré ce jeu ? Bon, au plaisir de te recroiser un jour, peut-être dans une paire d'années ?". Puis il était temps pour moi de retourner à bord du *hype train* de Breath of The Wild. Le jeu passera ensuite sous mes radars tout au long de l'année 2017, année particulièrement frénétique. Jusqu'à ce mois d'avril, quand un journaliste de Gamekult balance une poignée de mots lourds de sens que je me permettrait de paraphraser : il s'agirait du Resident Evil 4 de la série God of War. Il s'agirait de QUOI !!!?!!!? Le hype-o-meter s'emballe, la température monte, la carte bancaire chauffe et me voilà possesseur d'un Blu-ray que j'installe avec fébrilité dans ma PS4. N'y allons pas par quatre chemins, après tout bande de petits margoulins vous avez vu la note avant de commencer à lire cet article : grand bien m'en a pris.
La disparition du chiffre n'est absolument pas anodine : ce nouvel opus n'a rien, en dehors de son personnage principal, des anciens jeux de la série.
À la croisée des genres, le God of War nouveau est une réinvention sous la forme d'un jeu-somme à l'équilibre redoutable. Assimilant parfaitement ses très nombreuses références, il incarne le jeu témoin d'une époque et synthétise la quintessence des mutations du gamedesign du jeu d'aventure à l'occidentale.
Pour le meilleur, il reprend la structure des jeux d'aventure semi-ouverts comme Fable et Darksiders avec la progression depuis les zones ouvertes vers des ramifications plus linéaires et cloisonnées, permettant aux plus curieux de s'adonner à de l'exploration tout en laissant bien en évidence son aspiration à motiver le backtracking. Avec moins de linéarité et plus de possibilités, l'orientation radicalement opposé de ce nouvel opus est évidente, mais ne s'arrête pas à la structure de ses niveaux.
Se débarrassant définitivement des lames du chaos, Santa Monica s'est également retroussé les manches pour ré-inventer un système de combat beaucoup plus intéressant, autre gros chantier de cette suite qui n'en est pas une. Lorgnant allègrement du côté de From Software, les développeurs ont grandement travaillé pour apporter au gameplay les aspects rigoureux et stratégique des Souls. La variété n'étant pas apportée par un arsenal étendu, le jeu privilégie la montée en compétence par le déblocage de nouveaux mouvements et la personnalisation de Léviathan, l'argument incisif qui vous permettra de tailler dans le vif du sujet. Les combats laissent la part belle à la gestion de l'espace, tout en esquives, contres, crowd control, partage de l'agro et priorisation des cibles. Passer le curseur de difficulté en mode défi vous réservera quelques petites larmes de sel, quand le jeu, certainement goguenard, vous enverra quelques murs de difficulté dans la tronche. Il m'en faut plus pour me faire reculer, et c'est toujours un plaisir de répondre par une décapitation haineuse à la question d'un majordome célèbre "Pourquoi tombe-t'on maître Bruce ?".
Mention spéciale pour le bestiaire, très réussi et varié, mélangé parfois avec un talent presque pervers : vous risquez d'en voir des vertes et des pas mures.
À la marge du level design et de la conception du système de combat, on retrouve également les sacro-saintes composantes RPG-light qui contaminent la plupart des productions modernes. Points d'expérience à débourser pour progresser dans plusieurs arbres de compétences, loot, craft et amélioration d'équipement vous pousserons à passer de longue minutes dans les menus du jeu, à pimper votre Ken sous stéroïdes pour le swag mais surtout pour le rendre un peu moins chétif, ce qui n'est pas du luxe compte tenu de la différence de patate entre les créatures nordiques et helléniques.
Mais faisons fi cinq minutes de ces considérations bassement terre-à terres et abandonnons ensemble le core gameplay pour nous concentrer sur une des influences vidéoludiques majeures, qui ne vous aura sans doute pas échappé : The Last of Us.
La présence d'Atreus et le changement de caméra sont sans équivoque : Santa Monica a grandement apprécié le travail de Naughty Dog, au point d'en reprendre la structure. Voyage rédempteur pour l'adulte et initiatique pour l'enfant, symbole d'espoir, ils relatent tous deux les péripéties dramatiques du duo dans en monde noir en proie à ses derniers sursauts avant l'extinction.
Débutant avec l'incinération de la femme du demi-dieu, Kratos apparaît apaisé par une vie de famille sans histoire, jusqu'à ce qu'un mystérieux inconnu viennent trouver le foyer endeuillé et ne réveille la fureur du dieu de la guerre, précipitant une fuite en avant avec son fils. Quand on a passé sa vie à interagir socialement à coup de savate dans la bouche, pas évident de rependre la charge d'une éducation d'un enfant qui ignore tout du passé de son père, sa propre condition et l'héritage qui pèsera un jour sur ses frêles épaules.
Formidable aventure d'un père avec son fils, God of War adopte un rythme plus lent pour une aventure plus intimiste, propice à l'évolution de la relation entre Kratos et Atreus, bénéficiant d'une écriture remarquablement juste, réussissant avec beaucoup de talent le grand écart entre la discipline rigoureuse et intransigeante des guerriers spartiates et la candeur, l'altruisme, l'entrain et l'intelligence d'Atreus que je trouve extrêmement touchant.
Les qualités d'écriture ne sont d'ailleurs pas l'apanage des personnages principaux puisque la galerie de personnages secondaires est tout autant réussie.
Pour finir, sur une note plus artistique, le jeu est particulièrement sublime, fracturant la rétine à intervalles réguliers. Les moneyshots se succèdent de façon presque obscène, parvenant à restituer un monde cohérent, vaste et peuplé dans un large spectre d'ambiances. God of War incarne à mes yeux l'atteinte d'une véritable maturité du studio qui nous avait déjà bien habitué lors des précédents opus, avec toutefois quelques rares écueils d'assez mauvais goût. Tout ce travail graphique est sublimé par une mise en scène au diapason, d'une fluidité incroyable et d'une maîtrise véritablement impressionnante. Santa Monica nous avait déjà bien gâtés précédemment, mais force est de constater que le God of War nouveau n'a rien oublié de son héritage, avec toujours autant de talent pour mettre en scène des bastons d'une pêche extraordinaire. Mais le bougre se permet en plus de poser ses ambiances et son rythme sur des phases contemplatives que n'aurait pas renié Mallick tout en se payant des mouvements de caméra et de bons gros morceaux de plans séquences dont se pâmerait Innaritu.
Pour ne rien gâcher, le sound design du jeu est aux petits oignons et repose en grande partie sur les compositions de Bear McReary qui accompagnent particulièrement bien chaque instant du jeu, qu'il s'agisse de morceaux guerriers aux chœurs gutturaux ou de moments plus intimistes ou intrigants.
Techniquement le jeu épate. Que l'on privilégie la résolution ou la fluidité, God of War fait cracher ses tripes à ma PS4 Pro, sans trop d'anicroches et garantit un excellent confort de jeu. La profondeur de champ est impressionnante et largement exploitée pour permettre au joueur de se repérer à vue et les ambiances plus refermées bénéficient particulièrement des éclairages dynamiques et des nombreux effets de particules qui viennent sublimer un tableau déjà extrêmement réussi. Une partition exécutée avec beaucoup de maîtrise, ce qui caractérisait déjà le curriculum vitae d'un studio qui distribuait déjà des pains avec un Emotion Engine.
Vous l'aurez compris, God of War est un incontournable de 2018. Fausse suite d'une série vidéoludique marquante, il s'impose sans mal comme la quintessence du jeu d'aventure à l'occidentale. Santa Monica nous délivre ici l'épopée poignante d'un père et de son fils et l'illustration évidente de l'étendue de leur talent, se plaçant sans complexe sur un pied d'égalité qualitatif avec Naughty Dog. N'allez par pour autant croire que ce melting pot d'influence ne produit qu'une soupe diluée et tiède, vous tenez là sans problème une des nouvelles références du genre.