Laissez-moi vous narrer une de mes récentes aventures. Alexandre, un de mes amis habitué du Pouchkine Café, la célèbre discothèque de Saint Etienne, me provoquait samedi dernier en se vantant qu'il ne craignait pas de pirater: "J'achèterai tout, a dit l'or ; je prendrai tout a dit l'IP" qu'il me dit comme ça, sous entendant que, si le pognon sert peut être à acheter un CD, l'ordinateur, lui, sert à le prendre de force et gratos.
Devant tant de vilenie, qu'un taux impressionnant d'alcoolémie ne saurait excuser, je me suis trouvé contraint de lui annoncer que ses activités illégales constituaient une menace planant au dessus de sa tête, telle l'IP de Damoclès. Il s'est moqué, prétendant que celui qui le passerait par le fil de l'IP n'était point encore né.
Cette obstination romantique à jouer aux pirates des temps modernes me jeta dans une rage sourde ou bien c'était la musique qui hurlait à tue-tête dans la discothèque, je ne sais plus. Quoi qu'il en soit, je lui sortis tout de go l'arrêt rendu par la Cour d'Appel de PARIS le 1er février 2010 et là, croyez-moi, il en fut tout éberlué à moins que ce ne soit un des spots rouges à 2500 W de la piste de danse qui venait de lui flasher la gueule, je ne sais plus.
Mais pourquoi l'arrêt de la Cour d'Appel de PARIS du 1er février 2010 ? Parce qu'il est riche d'enseignements. Il faut préciser tout d'abord qu'un agent assermenté de la Sacem (dont, on ne le précisera jamais assez, le nom vient de ce qu'un artiste, ça s'aime) a constaté que de vilains internautes y faisaient rien qu'à mettre à disposition du public sur l'internet multimédia 2.0, sans autorisation, des oeuvres musicales. Cet agent assermenté a ainsi ouvert une session sur le logiciel LIME WIRE et a :
lancé une requête sur l‘artiste “Eminem”, à partir du moteur de recherche intégré au logiciel “Lime Wire” ;
visualisé les résultats de cette requête, soit la liste des fichiers musicaux correspondants associés aux pseudonymes des internautes mettant ces oeuvres à disposition,
sélectionné, parmi eux un fichier proposé par un internaute,
lu dans la rubrique “Parcourir l’hôte”, l’adresse “IP” s’affichant spontanément, soit 80 118 232 151 port : 6348 ainsi que le nombre d’oeuvres musicales mises à disposition des internautes dans le dossier de partage de l’internaute concerné,
procédé, à titre d’échantillon, au téléchargement de 19 de ces œuvres musicales encodées au format MP3,
déterminé le fournisseur d’accès correspondant à l’adresse “IP” susvisée au moyen du logiciel “visual Route”,
confirmé les renseignements ainsi fournis au moyen du site internet “ripe.net" qui donne accès à la base de données “Whois” et indique les coordonnées du fournisseur d’accès “9 télécom”,
vérifié l’adresse ”IP” à laquelle il a été connecté par l’intermédiaire du pare-feu “kerio Personnal Firewall” ;
Voilà une bonne journée de travail accomplie et notre agent assermenté s'en est allé goûter aux joies d'un repos bien mérité.
La SACEM, en revanche, ne se reposant jamais, a alors porté plainte auprès des services de Gendarmerie, qui ont, après autorisation du Parquet, adressé une réquisition au fournisseur d’accès pour identifier l’abonné utilisant l’adresse “IP" relevée par l’agent assermenté.
Et là, les vérifications effectuées ont révélé que l’adresse “IP” avait été attribuée à Najat E., qui se cachait dans une fougère, pardon, qui demeurait à Fougères (35), mais que l’ordinateur portable de cette abonnée était utilisé uniquement par Cyrille S. qui a reconnu qu’il avait procédé au téléchargement sur son disque dur de nombreuses oeuvres musicales au moyen de son logiciel “Lime Wire” avant de les mettre à disposition d’autres internautes ; que par ailleurs, le coquin avait gravé une vingtaine de CD qu’il utilisait dans son restaurant ;
Une perquisition opérée au domicile du bonhomme a permis aux enquêteurs, après recherche sur l’ordinateur, de constater la présence, sur ses propres indications, dans le sous répertoire du dossier “bibliothèque personnelle”, de 2890 morceaux de musique et l’enregistrement en cours de 4 morceaux ; qu’étaient également découverts 37 CD que Cyrille S. reconnaissait provenir des musiques qu’il avait téléchargées et gravées.
Pour se défendre, ce bon vieux Cyrille a tenté de faire tomber le PV de constat de Monsieur l'agent assermenté au motif que, l'adresse ip étant une donnée personnelle, il aurait fallu obtenir l'autorisation de la CNIL pour que l'opération soit légale.
En effet, l'article 25 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés dispose que
"Sont mises en oeuvre après autorisation de la “Cnil“ [...] :
3° les traitements automatisés ou non, portant sur des données relatives aux infractions, condamnation ou mesures de sûreté, sauf ceux qui sont mis en œuvre par des auxiliaires de justice pour les besoins de leurs missions de défense des personnes concernées”.
Étant précisé que selon l'article 2 alinéa 3 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés "Constitue un traitement de données à caractère personnel : Toute opération ou tout ensemble d’opérations portant sur de telles données, quel que soit le procédé utilisé, et notamment la collecte, I‘enregistrement, I‘organisation, la conservation, l‘adaptation ou la modification, l‘extraction, la consultation, l‘utilisation, la communication par transmission, diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l’interconnexion ainsi que le verrouillage, l‘effacement ou la destruction”.
Oui, mais non : la Cour considère en effet que l'agent a procédé à des constatations visuelles sans recourir à un traitement préalable de surveillance automatisé. Qu'il s'est contenté de relever l’adresse “IP” d'un internaute pour pouvoir localiser son fournisseur d’accès en vue de la découverte ultérieure de l’auteur des contrefaçons, ce qui ne constitue pas un traitement automatisé de données à caractère personnel relatives à ces infractions, au sens des articles 2 et 25 des articles de la loi.
La Cour ajoute qu’il est incontestable que l’adresse “IP" de l’ordinateur du prévenu ne figurait pas ou, n’était pas appelée à figurer dans un fichier, cette dernière n’étant contenue que dans le seul procès-verbal dressé par l’agent assermenté, lui-même contenu dans le dossier afférent à la présente affaire nécessaire au suivi de la procédure. Enfin, elle conclut que les constatations de l’agent assermenté ayant abouti au relevé de l’adresse “IP” de l’ordinateur ayant servi à l’infraction, ne constituent pas davantage un traitement de données à caractère personnel, le dit relevé entrant dans le constat de la matérialité de l’infraction et pas dans l’identification de son auteur, les éléments de la procédure démontrant que c’est seulement la plainte de la “Sacem” auprès de la Gendarmerie, puis les investigations opérées par ce service après réquisitions auprès de I‘autorité judiciaire, notamment auprès du fournisseur d’accès à internet, qui ont conduit à l’identification de Cyrille S. comme étant l’internaute utilisateur de l’ordinateur ayant servi au téléchargement frauduleux, le titulaire de l’adresse “IP" n‘étant d‘ailleurs par le contrefacteur ;
Par conséquent, la Cour est formelle: "les constatations opérées par l‘agent assermenté, qui ne constituent ni un traitement automatisé de données à caractère personnel, ni un traitement non automatisé de données à caractère personnel contenues ou appelées à figurer dans des fichiers, n’entrent dès lors pas dans le champ d’application de la loi “informatique et liberté” du 6 janvier 1978 tel que défini en son article alinéa 1er".
La CNIL n'a donc pas à donner son autorisation. En revanche, vous aurez cependant noté que la Cour juge que le relevé d'une adresse IP d'un ordinateur ayant servi à l’infraction entre "dans le constat de la matérialité de l’infraction et pas dans l’identification de son auteur". Ce qui signifie que pour la Cour d'Appel de PARIS, une adresse IP ne permet pas d'identifier l'auteur d'une infraction de contrefaçon. L'adresse IP n'est donc pas une donnée personnelle, elle ne se rattache pas juridiquement à une personne, elle n'est pas la preuve, si vous préférez de ce que l'abonné a commis un acte de contrefaçon. D'ailleurs en l'espèce, ce n'est pas le titulaire de l'abonnement qui a commis l'infraction, mais ce bon vieux Cyrille.
Mais alors ? Quid des lois HADOPI ? Eh bien, ne criez pas victoire ni au scandale car d'une part, l'arrêt de la Cour d'Appel de PARIS n'évoque pas les lois HADOPI, dont les décrets d'application ne sont pas encore pris, et d'autre part, rappelez-vous que les lois HADOPI ont prévu également de pénaliser le propriétaire de la ligne internet au titre du défaut de surveillance de sa ligne, et non pas en tant qu'auteur présumé de l'infraction de contrefaçon, qui peut être le fait de son fils, de sa femme ou de son chien, on n'est jamais trahi que par les siens de toutes les façons (article L. 335-7-1 du Code de la propriété intellectuelle). Mais HADOPI I & II ne disent jamais clairement que le propriétaire d'une adresse IP contrefaisante est forcément celui qui a commis le délit.Au contraire, rappelez-vous que L'article L.335-7-1 du Code de la propriété intellectuelle nous confirme que le titulaire de la ligne dont l'adresse IP est contrefaisante ne risque qu'un mois de coupure et 1.500 € d'amendes (contravention de cinquième classe). C'est donc bien que les lois HADOPI font une différence entre le contrefacteur et le titulaire de la ligne qui a servi à la contrefaçon. A moins qu'il ne ressorte que ce dernier soit effectivement le contrefacteur, dans ce cas il cumule évidemment les sanctions.
Donc, non, l'adresse IP n'est pas une donnée personnelle, non, elle ne permet pas de juger que le "propriétaire" de l'adresse IP contrefaisante est l'auteur de l'infraction, mais non, ça ne changera pas grand chose au fond quant à l'avenir des pirates.
Par ailleurs, concernant le délit de contrefaçon en lui-même, la Cour rappelle que le téléchargement constitue à la fois un acte de reproduction, à raison du copiage des œuvres et de leur stockage sur le disque dur de l’internaute, et de représentation à raison de leur communication au public des internautes par télédiffusion et que l’exception de copie privée n’est pas applicable au téléchargement, le but de l’utilisation du logiciel P2P étant justement le partage et l’échange de fichiers entre internautes constituant un réseau.
Tiens, c'est marrant cette histoire me fait penser que, depuis que je lui ai expliqué tout ça, je ne l'ai plus revu mon copain Alexandre.
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