Avant d'aborder le fond, je voudrais d'abord aborder la forme. Je n'irai pas par quatre chemins : comme toujours avec le cinéaste c'est extrêmement beau. Artistiquement, que ce soit du point de vue de la reconstitution du cadre historique de l'intrigue (prenant place dans les années 50, époque à laquelle est sorti le film séminal), de la poésie folle de certaines scènes et du point de vue de la pure réalisation, La Forme de l'eau est un objet filmique magnifique. C'est certes une habitude chez Del Toro (Crimson Peak était une véritable claque visuelle), mais je trouve à titre personnel qu'esthétiquement il s'agit d'un véritable aboutissement.
Agrémenté des excellentes compositions d'Alexandre Desplat, le film délivre quantité de scènes splendides et marquantes, c'est indéniablement la plus grande réussite du film.
Del Toro oblige, le contraste avec la brutalité graphique de certaines scènes n'en est que plus tranchant, le rapport au corps et aux blessures revenant encore une fois comme une composante principale de son cinéma. Que les plus sensibles se rassurent : on est encore très loin du cinéma de Cronenberg.
Mais le visuel ne fait pas tout. J'ai tendance à considérer que si artistiquement Del Toro a une vision et un talent indéniable, le traitement du scénario au sein de ses films me laisse bien souvent perplexe. Heureusement le script de la Forme de l'eau est extrêmement simple et particulièrement bien traité. Une des critiques récurrentes faite à l'égard du film est qu'il ne met en scène qu'une simple histoire d'amour entre une femme et une créature. Cette vision réductrice qui confond simplicité et simpliste est surtout complètement fausse, tant les sous-textes et les thèmes traités abondent.
Même s'il traité au travers d'une relation sentimentale impossible, La Forme de l'eau me semble être principalement une critique politique virulente des fondements de la société américaine moderne et de ses tendances actuelles populistes et radicales. Dévoilées pendant l'exposition, les années 50 sont présentées comme une époque faste et pleine de promesse, pour mieux être démolies petit à petit, pour mieux dénoncer cette nostalgie hypocrite et ostentatoire, leitmotiv grotesque et ressort pathétique de la campagne de l'actuel président américain. Cette chimère n'a jamais existé que pour convaincre le peuple d'une grandeur passée, justification d'une politique économique débridée et meurtrière.
L'Amérique des années 50, que l'on caractérise plus volontiers comme l'apogée de la prospérité et de la croissance économique des Etats Unis est ici dépeinte avec davantage de recul, mettant en scène le repli culturel, l'idéalisation et la puissance d'une classe dirigeante militaire, l'ostracisation des minorités et l'essor de la culture du consumérisme en tant que marqueur social, comme autant de vers dans le fruit aujourd'hui pourri d'une société décadente et fragilisée par plus d'un demi-siècle de libéralisme débridé.
Les véritables monstres du film ne sont en définitive pas ceux que l'on croit, et la créature, finalement au second plan, n'apparaît que pour cristalliser les meilleurs et les pires facettes de la galerie de personnages qu'elle côtoie.
Que ce soit Eliza ("piss sweeper" mutique), Giles (l'artiste mis au ban de la société pour son homosexualité) ou Strickland, chacun incarne une facette différente de cette Amérique complexe.
D'ailleurs le personnage campé par Michael Shannon est finalement assez loin d'être aussi caricatural que ce que le consensus mou le laisse penser. Militaire déséquilibré et instrumentalisé, il s'accroche désespérément à l'American Way of Life dans tout ce qu'il a de plus destructeur et superficiel, jusqu'à l'effondrement de son compas moral, lorsque la reconnaissance qu'il lui croyait due est broyée au-delà de tout espoir de réhabilitation.
Le discours est clair : toute ethnocentrée et puritaine qu'elle soit, l'Amérique appartient aussi aux laissés pour compte : l'infirme, la noire, l'homosexuel et le communiste renégat forment finalement le quatuor faillible mais profondément humaniste du film.
Au-delà de ces aspects politiques, on retrouve une thématique chère à Guillermo Del Toro, à savoir la confrontation d'une réalité froide et clinique au fantastique, et au-delà notre rapport à l'imaginaire. Si le Labyrinthe de Pan soumettait le fantastique à l'érosion du réel, s'achevant dans un climax abrupt et choquant, La Forme de l'eau s'applique à considérer la problématique par effet inverse : il est question ici de l'érosion du réel par le fantastique, se rapprochant ainsi davantage du conte. Le final, doux amer se conclue sur
Enfin, le film s'intéresse également avec bienveillance à la place essentielle de l'art et de la culture, comme vecteurs de rapprochement, d'apprentissage et comme forces indispensables de communication. Ils touchent notre sensibilité et notre humanité, comme une invitation permanente au rassemblement et au partage, tout en étant les témoins de ce qui définit notre espèce.
Pour conclure, je souhaiterais souligner l'extraordinaire performance de l'actrice Sally Jenkins. Toujours dans la justesse, touchante et d'une intensité dramatique folle, elle porte porte le film sur ses frêles épaules, n'hésitant pas à s'exposer sans fard à la focale du réalisateur. Elle est pour moi l'une des plus grosses forces du film. Le reste du casting est franchement excellent, tout particulièrement Michael Shannon, qui incarne à merveille l'antagoniste. J'émettrais en revanche une légère réserve sur la perte d'une partie du background du personnage, apparemment exclusive au format écrit. Je pense qu'en apprendre davantage sur la traque de la créature aurait été un apport bénéfique pour la caractérisation de Strickland.
Ce léger bémol ne doit néanmoins en aucun cas vous dissuader d'aller voir en salle une oeuvre singulière et attachante. Ce n'est pas le film de la décennie, peut-être même pas le film de l'année, mais qu'importe : il ne manque clairement pas de raisons d'être aimé.