Contrairement à ce que nous écrivons dans Canard PC cette semaine, il n'y aura pas d'émission avec notre partenaire Arrêt sur Images sur la polémique lancée par Jean-Luc Mélenchon sur le jeu Assassin's Creed Unity: il a finalement été impossible de faire correspondre les agendas des principaux intéressés. Du coup nous publions ici la chronique qui accompagne notre test du jeu.
***"Misère, encore un politique qui l'ouvre sur le jeu vidéo alors qu'il n'y connait rien… Et en plus celui-là confond un trailer avec le jeu qui l'annonce." J'avoue, c'est ce que j'ai pensé en voyant passer sur mon radar les critiques d'Alexis Corbière, secrétaire général du Parti de Gauche, à l'encontre de Assassin's Creed Unity. Et quand Jean-Luc Mélenchon a enfourché le pauvre canasson au cri de "On trahit la Révolution!", j'ai craint le pire.
J'avais tort.
Que reproche le Parti de Gauche au jeu? Absolument pas les quelques anachronismes que vous trouverez facilement compilés ça et là sur le net. Oui, il y a des problèmes de Bastille encore debout, de drapeau pas aux bonnes couleurs, de Marseillaise pas écrite, et d'autres. La critique du duo Corbière & Mélenchon concerne la représentation qui est faite de la Révolution française.
Plus précisément, ils s'insurgent contre le portrait qui est fait de Robespierre en psychopathe sanguinaire, et plus généralement contre le fait que révolutionnaires et monarchistes sont à peu près placés sur un pied d'égalité. Cela revient, disent-ils, à présenter la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et donc de l’égalité en droit de tout être humain, comme l’œuvre de brutes aberrantes. Et ils en sont outrés. Honnêtement, comment leur donner tout à fait tort?
Là où Jean-Luc Mélenchon s'aventure, en revanche, sur un terrain plus douteux, c'est lorsqu'une fois ce constat fait, il en déduit une "intention" idéologique. S'adressant aux joueurs, il explique "A vos heures libres, essayez de savoir « qui est qui », politiquement, parmi les décideurs de ce jeu. Ce n’est pas trop dur à éclaircir, croyez moi. Et ça vous explique la violence de certaines réactions contre moi". Et l'on doit donc comprendre qu'Ubisoft fait ou laisse sciemment passer des idées antirévolutionnaires, avec donc, une intention politique.
Sur ce point, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière se plantent assez largement, par méconnaissance des processus de production d'un jeu comme Assassin's Creed Unity. La réalisation est partagée entre une dizaine de studios à travers le monde, avant que Montréal n'assemble les pièces détachées. Il n'y a pas d'Auteur, pas de cerveau unique, pas de démiurge politique : la responsabilité est partagée entre Jean Guesdon (responsable créatif de la franchise Assassin's Creed) et le duo Vincent Pontbriand et Alex Amancio (qui codirigent cet épisode). Et on voit mal le PDG d'Ubisoft Yves Guillemot (PDG) se mêler brusquement de diriger le contenu idéologique d'un des trente jeux qu'il publie chaque année. Sans compter qu'il y a deux ans, Assassin's Creed était plutôt pro révolutionnaires (américains) et antimonarchistes (contre la couronne d'Angleterre)…
La réalité est plus simple, et plus triste: la seule idéologie d'une société comme Ubisoft, c'est la marchandise. Et l'histoire entre ses mains devient une marchandise comme une autre: ici, la Révolution française n'est rien d'autre que le décor d'un parc d'attraction mondial. Si "Robespierre psychopathe, père de la terreur" et "le peuple sans-culotte assoiffé de chaos" sont des clichés suffisamment partagés dans le monde, cela en fait des marchandises qui ont plus de valeur aux yeux d'Ubisoft que leurs versions historiquement correctes, car elles sont facilement reconnaissables par les adolescents anglo-saxons qui représentent la première cible de ces jeux. A part dans Assassin's Creed, on se trompe souvent lorsqu'on croit voir un complot.
Mais cette conclusion erronée du duo du Parti de Gauche ne doit pas faire oublier ce qui est au fond le plus intéressant dans cette mini-polémique: la reconnaissance, en creux, du rôle et de l'importance culturels du jeu vidéo. On parle enfin de jeu vidéo et de "sens" dans la même phrase. Et ce faisant, on affirme un pouvoir au jeu vidéo. Pas, pour une fois, celui de rendre idiot, violent ou djihadiste, non: un pouvoir culturel. Et donc, un potentiel pouvoir politique.
On en a connu des ministres et des secrétaires d'état qui, aussitôt nommés, se mettaient à chanter les louanges du jeu vidéo, une industrie et un loisir dont ils ignoraient tout jusque-là, dans le seul but de calmer ou flatter ses acteurs économiques. Mais cette fois, c'est différent: Jean-Luc Mélenchon n'est pas ministre. Et pourtant, après avoir rappelé le rôle qu'ont eu la littérature de gare, la science-fiction ou la bande-dessinée dans son "auto-éducation", il écrit: "Je considère le jeu vidéo comme un art à part entière (…) [qui] a déjà ses chefs d'œuvre. Le jeu a toujours été une affaire très sérieuse. Contrairement aux apparences superficielles le jeu n’est jamais gratuit au sens où il serait sans motivation, sans finalités et sans résultat". Et Alexis Corbière d'ajouter: "En critiquant un jeu vidéo, et ses partis pris idéologiques, je ne méprise pas l'univers des "Gamers". Au contraire, je leur rends toute leur noblesse. Les jeux vidéo sont des produits culturels comme les autres et à ce titre ils peuvent être critiqués"
Mesure-t-on bien le chemin parcouru? Est-ce qu'une telle intervention ne méritait pas, de la part du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), une réfutation plus posée et une réflexion plus argumentée que des tweets ou retweets tels que : "Mrs Mélenchon et Corbière vivent au XIXe s, ce qui ne les empêche pas de dire âneries sur le XVIII", ou "Mélenchon ne vous mêlez pas de jeu vidéo on se mêlera pas de politique politicienne populiste, promis"?
(Chronique d'Ivan Le Fou, Canard PC 308)
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