En 1993, dans le bimensuel autrichien Zeitgeschichte paraît un article montrant le rôle majeur de Speer dans l’extension du camp d’Auschwitz-Birkenau. Il aurait en effet fourni des capitaux, de la main-d’œuvre et des matériaux. Le but de l’opération était d’ajouter des installations pour le « traitement spécial ». N’écoutant que son mépris pour les historiens de formation, Joachim Fest n’a pas tenu compte de cette importante étude. Il est demeuré incrédule.
À l’époque où Gitta Sereny et Joachim Fest publient leurs biographies d’Albert Speer, respectivement en 1995 et 1999, les historiens ont déjà apporté maintes preuves que le « bon nazi » mentait comme un arracheur de dents. Et très vite les critiques le remarquent. Perspicace, l’historien britannique Richard Evans conclut de l’étude de Gitta Sereny que Speer s’est menti à lui-même pour pouvoir vivre avec lui-même. Malgré tout, le mythe persiste, et l’on en trouve encore des traces en 2004, dans le docu-fiction critique que Breloer réalise pour la télévision. Le plus étonnant dans cette histoire est qu’en dépit de la révélation d’une accumulation de preuves contre Speer, concernant, notamment, les coupes effectuées dans la Chronique, l’expulsion des juifs berlinois, la façon dont il a amassé son immense fortune grâce à ses projets architecturaux, son rôle dans la construction d’Auschwitz, son recours au travail forcé, l’utilisation des concentrationnaires dans les usines souterraines, et enfin son étroite coopération avec les plus grands criminels nazis, Joachim Fest et Wolf Jobst Siedler ont toujours collé au portrait, désormais considérablement défraîchi, de l’innocent technocrate. Certes, Fest a reconnu avoir eu des doutes sur le personnage, mais dans l’interview qu’il a donnée à Breloer il s’en est tenu à l’idée que Speer n’était qu’un simple fonctionnaire tout à fait inconscient de la nature criminelle du régime qui l’employait. Niant toutes les preuves rassemblées au fil des ans par les historiens, le biographe insiste : rien ne prouve, dit-il, que Speer savait ce qui se passait quand il était en poste.
L’incapacité absolue de Joachim Fest à affronter les faits et son arrogant mépris vis-à-vis des simples historiens lui vient de son refus obstiné – comme Siedler – d’accepter ce qui a été prouvé sans l’ombre d’un doute, c’est-à-dire que des hommes instruits issus de la petite bourgeoisie respectable, titulaires, bien souvent, d’un doctorat, pouvaient être responsables d’une extermination massive, et aussi condamnables que les gangsters, psychopathes et voyous correspondant à l’image typique du nazi dans l’esprit du peuple. Il ne pouvait tout simplement pas admettre que « l’un des nôtres », c’est-à-dire un homme comme Albert Speer, avait été non seulement complice des crimes nazis, mais aussi l’un des plus grands criminels du régime.