Savez-vous que le droit se prête mal aux synonymes et autres définitions ambiguës ? Tenez, par exemple, pour un non juriste qui parcourt cette news rapidement, il apparaît que je vais vous parler de divination, d'un vieux groupe de rock suédois et d'une dame aveugle. Dans votre esprit perturbé, vous vous figurez que c'est la vielle dame aveugle qui prédit au vieux groupe de rock suédois un final countdown de leur carrière. Vous avez tout faux.
Parce qu'en réalité, si l'on s'en tient aux termes exacts de cette news, je vais vous parler d'Oracle, d'Europe et de la Justice. Vous voyez ? Ça n'a rien à voir. En droit il faut toujours rester précis et ne jamais utiliser un mot pour un autre.
Mais pourquoi diable vous parler des déboires de la société Oracle, célèbre pour ses programmes informatiques de gestion de bases de données, avec la justice européenne ? Parce que cette dernière vient de dynamiter le marché de l'occasion. Vous êtes confus ? C'est normal, ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer. Reprenons.
Dans un accès de fulgurance qui a étonné même le tout Paris, je vous rappelais dans cette news les complexités du marché de l'occasion dans le domaine des jeux vidéo et notamment le problème juridique que posait le support matériel (DVD en général), sur lequel vous aviez l'usus, le fructus et l'abusus (selon l'article 544 du Code civil), droits qui vous autorisent la revente de votre DVD, mais ce dernier contient une œuvre de l'esprit (le jeu) au sujet duquel on ne vous avait conféré qu'une licence d'utilisation (articles L. 111-1 et L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle), et cette licence n'est pas cessible. La licence ne vous vend rien du tout, elle vous permet d'utiliser, grosse nuance. Il y a donc une sorte de conflit entre votre droit de revendre un objet matériel (CD) et votre interdiction de revendre la licence d'utilisation du jeu qui se trouve sur l'objet matériel.
J'ajoutais, avec ce brio inimitable qui a fait mon succès d'ici jusqu'à Soleillet, que la question de l'épuisement du droit de distribution (article L.122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle) réglait ce conflit, puisqu'il disposait que dès la première vente au public d'un support matériel contenant une œuvre de l'esprit, l'auteur épuise son droit de s'opposer à une revente du support matériel qui contient l'œuvre de l'esprit, ce qui signifie qu'aucune licence d'exploitation ne devrait pouvoir s'opposer à votre revente sur le marché de l'occasion d'un DVD. Cet article permet de donner un sens à l'abusus que vous détenait sur le support matériel.
Se posait alors la question des DRM, pourtant tout à fait admis par le législateur (article L. 331-5 du Code de la propriété intellectuelle). En véritable Homme Mystère du droit, je posais, en guise de conclusion cette angoissante question: "du coup, un éditeur/distributeur qui vend un DVD truffé de DRM et autre clé unique violerait le principe de l'épuisement du droit de distribution et l'abusus de l'acheteur ? C'est cette question qu'aura à trancher un Tribunal." C'était beau, vous avez pleuré, et on s'était quitté bons amis.
Mais voilà que l'Europe s'en mêle et d'ailleurs s'emmêle et vient de rendre une décision qui a fait grand bruit. En effet, la Cour de justice de l'Union Européenne a jugé, le 3 juillet dernier qu'un créateur de logiciels, comme Oracle, ne peut s’opposer à la revente d’occasion des licences permettant l’utilisation de ses programmes téléchargés via Internet (donc sans vente de support matériel), et ce même quand la licence l'interdit expressément.
Et ça, c'est balèze. Parce que bon, si la question se posait pour les supports matériels contenant une œuvre de l'esprit, les œuvres de l'esprit dématérialisées ne laissaient planer aucun doute. Quand vous téléchargez un jeu sur Steam par exemple, vous n'achetez aucun support matériel. Vous payez, dans le cadre d'une licence, le droit d'utiliser le jeu et encore dans un périmètre bien délimité par ladite licence. Vous n'avez le droit de l'installer qu'une fois, ou 3, ou 5. Vous ne pouvez pas céder votre licence. Vous ne pouvez pas la prêter. Vous n'avez aucun droit sauf celui qui vous est donnée par le détenteur du droit sur le jeu.
Mais, pour la Cour de l'Union européenne, il faut avoir une autre analyse. Dans l'affaire qui lui a été soumise, la société Oracle se plaignait de ce que l'un de ces licenciés allemand (qui avait téléchargé les programmes par internet) proposait des «promotions spéciales Oracle», dans le cadre desquelles il offrait à la vente des licences «déjà utilisées» pour les programmes d’ordinateur d’Oracle et ce alors que lesdites licences prohibaient expressément une telle revente.
La Cour de l'Union, saisi de la question de savoir si oui ou non une telle revente d'occasion était légale, a donc jugé que la première vente d’une copie d’un programme d’ordinateur dans l’Union, par le titulaire du droit d’auteur ou avec son consentement, épuise le droit de distribution de cette copie dans l’Union. On retrouve donc la notion d'épuisement des droits.
Sauf que normalement ce principe n'est pas applicable s'il n'y a pas vente d'un support matériel. D'ailleurs, Oracle a tenu devant la Cour le raisonnement suivant: Cette société a plaidé qu'elle ne vendait pas de copies de ses programmes d’ordinateur mais qu’elle mettait gratuitement à la disposition de ses clients, sur son site Internet, une copie du programme et que ceux-ci pouvait procéder au téléchargement de cette copie. La copie ainsi téléchargée ne peut cependant être utilisée par ces clients que s’ils ont conclu un contrat de licence d’utilisation avec Oracle. Une telle licence donne aux clients d’Oracle un droit d’utilisation à durée indéterminée, non exclusif et non cessible, du programme d’ordinateur concerné. Et, selon Oracle, ni la mise à la disposition gratuite de la copie ni la conclusion du contrat de licence d’utilisation n’impliquent un transfert du droit de propriété de cette copie. Et s'il n'y a pas transfert du droit de propriété et bien il n'y a pas d'épuisement. C'est pour cela qu'en France, l'épuisement des droits existe lorsqu'il y a vente d'un support matériel contenant une œuvre de l'esprit. Comme je le disais plus haut, cette vente confère l'abusus à l'acheteur, donc le droit de revente.
Mais voilà: la Cour de l'Union a décidé que le téléchargement d’une copie d’un programme d’ordinateur ET la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation se rapportant à celle-ci forment un tout indivisible. En effet, le téléchargement d’une copie d’un programme d’ordinateur est dépourvu d’utilité si ladite copie ne peut pas être utilisée par son détenteur. Ces deux opérations doivent dès lors être examinées dans leur ensemble aux fins de leur qualification juridique.
Et dans le cas d'Oracle, la Cour considère que la mise à la disposition par Oracle d’une copie de son programme d’ordinateur et la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation y afférente visent ainsi à rendre ladite copie utilisable par ses clients, de manière permanente, moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre au titulaire du droit d’auteur d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’œuvre dont il est propriétaire.
Pour la Cour, cela implique le transfert du droit de propriété de la copie du programme d’ordinateur concerné. C'est donc ça qui est fort. La licence implique un transfert du droit de propriété de la copie du programme, fut-il téléchargé sur le net.
Et qui dit vente, dit alors épuisement du droit de distribution et par conséquent, l'ayant droit ne peut plus s'opposer à la revente. La licence peut être cédée par le premier acheteur à un deuxième acheteur, même si une clause l'interdit. Parce que l'ayant droit ne peut pas lutter contre l'épuisement du droit de distribution.
Le raisonnement est au fond simple: Pour contourner le problème, la Cour a décidé qu'il fallait tout considérer comme une vente. Si vous me pardonnez l'expression, c'est couillu, parce qu'à nouveau, octroyer une licence d'utilisation à quelqu'un n'est pas juridiquement une vente. Mais la Cour n'est pas de cet avis et pour les consommateurs, c'est génial. Cela signifie que le marché de l'occasion, même pour un logiciel téléchargé sur le net, est ouvert.
Et pour notre loisir préféré, ça veut dire quoi ? Que Steam, pour ne citer que lui, va être obligé de permettre la revente d'occasion des jeux qu'on a téléchargés auxquels on ne joue plus ? Tempérons un peu notre enthousiasme.
Tout d'abord, l'affaire jugée par la Cour porte sur une licence à durée illimitée. Le licencié avait un droit illimité d'utilisation du logiciel. La Cour aurait pu juger différemment si la licence avait été octroyée pour un temps limité. Vous me direz, les licences portant sur un jeu vidéo ne sont pas limitées dans le temps. Mais rien n'empêcherait steam (ou n'importe quel "vendeur" de jeux dématérialisés) de nous octroyer une licence pour une année, dont il faudrait demander le renouvellement, même à titre gratuit à chaque expiration. Du coup la licence serait limitée dans le temps.
Ensuite, la copie du logiciel d'Oracle était disponible gratuitement sur internet. Le deuxième acheteur pouvait donc légalement télécharger le logiciel et acheter d'occasion la licence au premier acheteur. Mais un jeu n'est jamais disponible gratuitement sur internet. Donc, pour se procurer une copie, il faudrait le télécharger illégalement ! En décider autrement reviendrait à permettre la libre circulation d'un jeu, ce qui est impossible au vu de notre droit actuel. Parce que n'oubliez pas que les DRM sont légaux et que la copie non autorisée d'un jeu est illégale. Même la copie privée n'est pas un droit, mais une simple exception. Donc, si vous ne pouvez pas télécharger un jeu légalement, sauf à l'acheter, acquérir d'occasion une licence ne servirait pas à grand-chose.
Enfin, la Cour avait à analyser une licence portant sur un logiciel. Or, le logiciel est traité à part dans le Code de la propriété intellectuelle. Alors, est ce que cette jurisprudence vaut pour tous les fichiers numériques assortis d'une licence d'utilisation, ou que pour les logiciels ? Impossible de le savoir pour l'instant. La question n'est pas anodine, car, depuis un arrêt du 25 juin 2009, la Cour de cassation a jugé que « Le jeu vidéo est une œuvre complexe qui ne saurait se réduire à sa seule dimension logicielle, quelle que soit l’importance de celle-ci». Le jeu vidéo n'est pas un logiciel au sens juridique, c'est une œuvre de l'esprit complexe qui répond aux règles classiques du droit d'auteur et non pas à celles du logiciel (enfin c'est un peu plus complexe que ça mais vous pouvez retenir que ce n'est pas qu'un logiciel). Du coup, si la jurisprudence de la Cour ne concerne qu'un logiciel, elle ne serait pas applicable à notre média.
Enfin, mais là vraiment enfin hein, un enfin définitif, la jurisprudence de la Cour est bien jolie, mais elle ne vous permet pas de contraindre Steam (ou un autre) à vous permettre de revendre d'occasion votre licence sur un jeu, même si on considère que la décision de la Cour s'applique sans réserve au cas du jeu vidéo. Il faudrait assigner en justice, en France, Steam ou un autre et invoquer devant le juge français cette jurisprudence européenne, et il faudrait que le juge français la suive pour que le distributeur qui s'oppose à la revente soit condamné.
Mais bon, gageons que cette évolution juridique va dans le bon sens du consommateur et que d'ici quelques années, la revente d'occasion d'un logiciel et de sa licence d'utilisation sera acceptée.
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