Tout le monde a entendu parler de la sortie de Diablo III, et les articles fusent sur les mécanismes psychologiques mis en œuvre par les esprits surpuissants de Blizzard qui savent comment transformer le joueur innocent en machine à cliquer. Les experts du monde entier se penchent sur cette créature étrange qu'est le fan de Diablo, et tous s'accordent pour reconnaître que ce dernier aime les gros lo-loots, écoute Mylène Farming en boucle et souffre du syndrome du métrosexuel, qui le pousse à se reproduire pendant ses trajets dans le métro parce qu'il n'a pas de temps à perdre s'il veut, avant d'entamer pour la sixième fois son exploration de la grotte d'Aranéa, sertir sa jolie gemme émeraude carrée parfaite dans le pantalon qu'il vient de colorier avec sa délicate teinture du printemps, à moins que ce ne soit celle des galeries Lafayette, j'ai tendance à les confondre.
Mais il ne faut pas juger. Et puis ne me dites pas que ces longs trains qui rentrent lentement dans les couloirs sombres et humides, ça vous laisse indifférent. Si ? Ah bon, ça tombe bien alors, parce que moi aussi ça ne me fait rien du tout.
Mais revenons à nos Khazras et demandons-nous ce que peut penser un avocat lorsqu'il joue à Diablo III ? Eh bien qu'on n'est pas dans le guacamole. Non, parce que les mécanismes psychologiques, c'est bien joli, mais les mécanismes juridiques alors, on s'en fout ? Pourtant il y a de quoi dire.
Tenez, prenez par exemple l'hôtel des ventes, avec son système d'enchères pour vendre ou acheter, comme sur eBay, les objets magiques, potions et autres pages d'entraînement glanés par votre personnage au cours de ses "tours" (oui, comme au Vietnam, dans Diablo, on fait des tours, c'est la classe). Déjà, c'est moyen comme principe, parce qu'on n'achète rien du tout évidemment, les objets du jeu n'ayant pas d'existence réelle. Ce sont des lignes de codes dont personne n'est propriétaire, à part Blizzard, qui concède une licence aux joueurs. Ces derniers se voient donc autorisés à "vendre" leurs objets à d'autres joueurs donc, concrètement, à ne rien vendre du tout. Bon, tant que tout ça s'échange contre des pièces d'or numériques, ça passe à peu près. En réalité, c'est votre temps que vous vendez/achetez à d'autres et, juridiquement, c'est aussi inoffensif que votre hôtel acheté Rue de la paix avec votre argent de Monopoly. Cela me fait quand même tiquer parce que c'est une façon de faire croire au joueur qu'il est propriétaire de ses objets alors que ce n’est pas le cas du tout, cependant, je tiens le choc.
Mais voilà que l'hôtel des ventes va s'ouvrir à la vraie monnaie et qu'il sera possible d’acheter, toujours sur un mécanisme d'enchères, des objets et aussi directement des pièces d'or. Alors là ça devient problématique : on retombe sur le problème d'absence de propriété. Le joueur qui "vend" ne peut être juridiquement un vendeur, puisque les lignes de code qui matérialisent son objet (ou ses pièces d'or) ne sont pas sa propriété. Il n'a qu'une licence d'utilisation. Et le joueur qui achète ne peut être non plus un acheteur pour les mêmes raisons. Vous me suivez ? Attendez, je reprends :
L'article 544 du Code civil, j'ai déjà eu l'occasion d'en parler, veut que lorsque vous achetez un bien matériel vous en êtes propriétaire et, partant, vous en avez tous les droits :
- usus, le droit de l'utiliser,
- fructus, le droit de l'utiliser d'une façon qui pourrait être rémunératrice, le louer par exemple,
- abusus, le droit de le revendre, de le donner ou de le détruire. Par exemple, si vous achetez une épée de starwars qui fait bzzzziiii quand vous appuyez sur le bouton, vous pouvez la revendre via ebay, à un voisin, aux puces ou la jeter à la poubelle en jurant à votre nouvelle copine que c'était un jouet laissé chez vous par votre petit neveu Dark, oui c'est une histoire à Vadormir debout, peu importe, c'est votre droit, vous en avez l'abusus.
A l'inverse, si vous acquérez une licence d'exploitation d'une œuvre distribuée en format numérique, vous n'avez généralement pas le droit de "prêter" ou de revendre cette licence (articles L.111-1 et L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle). Et pour cause, puisque vous n'achetez pas un objet, mais le droit de jouir d'un programme. Dans ce cas, vous n'en n'êtes pas propriétaire et par conséquent vous n'avez rien à céder, sauf si la licence l'autorise. C'est bien ce que fait Blizzard avec son hôtel des ventes : il vous autorise à céder le bout de lignes de codes qui représente un objet à un autre joueur.
Mais, est-ce illégal pour autant ? Oui et non.
Non, parce que Blizzard fixe les paramètres de sa licence comme il le souhaite et peut donc vous autoriser à "céder" un objet ; d'ailleurs, il peut aussi imposer que ce transfert se fasse uniquement dans le cadre de son hôtel des ventes.
Oui, probablement, parce que Blizzard laisse entendre aux joueurs qu'ils sont propriétaires des objets et pièces d'or qu'ils achètent/vendent. A nouveau, tant que vous payez avec des brouzoufs de platine, ce n'est pas trop grave, mais lors que vous le faites avec des euros, je me demande si cela ne contrevient pas à l'obligation qu'a tout professionnel, selon l'article L. 111 du Code de la consommation, de renseigner ses clients sur les caractéristiques précises du produit ou service vendu. Je suis certain que, dans les 600 pages des CGU du jeu, se trouve une clause qui explique tout ça mais, à mon avis, il faudrait porter ce point à l'attention des joueurs qui fréquentent l'hôtel des ventes pour éviter les déconvenues. Ou appeller les transactions "autorisation de transfert dans le cadre de la licence", ce qui claque moins que "ventes aux enchères".
Oh et puis vendre ou acheter des pièces d'or contre des euros, ça me fait tiquer aussi. Je ne dis pas que cela viole le monopole étatique de création de la monnaie, il s'agirait ici plutôt d'une devise étrangère mais, quand même, ça me chagrine et ce parce que, qui dit vente aux enchères de pièces d'or, dit cours officiel. Très rapidement, on va pouvoir suivre l'évolution et répondre à cette angoissante question : combien de pièces d'or de Diablo III faut-il pour un euro ? Et en question subsidiaire, les grecs auront-ils les moyens de jouer à Diablo III ?
Et attendez, ce n'est pas tout. Le fait que Blizzard prenne 15% de commissions sur toutes les transactions, ça veut dire que cette société va devenir une société de bourse (plus précisément, une entreprise d'investissement) ? C'est que ces sociétés font l'objet d'agréments (articles L. 532-1 et suivant du Code monétaire et financier). Bien évidemment, il ne s'agit pas d'acheter des yuans, des dollars ou des bats contre des euros, et surtout, la pièce d'or de Blizzard n'est pas une véritable monnaie. Mais alors qu’est-ce qu’une chose qui a cours dans un endroit, fût-il virtuel, qui seule permet des échanges commerciaux et peut s'acheter ou se vendre contre d'autres devises réelles ? Et qu’est-ce qu’un objet, appelé pièce d'or, qui va faire l'objet de transactions financières, qui aura donc un cours et sur lequel on pourra spéculer, c'est à dire qu'avec des euros je vais pouvoir acheter des pièces d'or uniquement dans le but de les revendre plus chers en espérant que le cours monte ? Et qu'est ce qui m'empêche de demander, dans un autre contexte, un paiement en pièce d'or ? Tiens imaginez que je vous demande 10 po pour lire cet article ? Evidemment, personne ne paiera (et la plupart d'entre vous ne jouent pas à Diablo et ne pourraient donc payer cette somme) mais le principe est bien là: Je peux vendre un service contre des po de Blizzard ; certes je ne peux les réutiliser que dans le jeu, et alors si c'est ma passion ? En attendant, j'ai vraiment utilisé les po comme une devise financière.
Tiens, encore un autre problème : vos ventes d'objets ou de po contre des euros, doivent-elles être déclarées au fisc ? Si cela devient une source de rémunération, évidemment qu'il faudra les déclarer. Mais alors quoi, farmer, c'est un métier maintenant ? On va s'immatriculer au RCS ou au registre des métiers ? Notez que cela aurait une certaine classe, parce que du coup, le joueur professionnel qui arrêterait Diablo III pour se mettre au futur Wasteland 2 pourrait se faire irradier du RCS, et ça c'est beau.
Bon, mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. L'Autorité des Marchés Financiers (qui est l'autorité française qui veille au bon fonctionnement des marchés financiers) doit bien se moquer des pièces d'or de Blizzard et cette dernière société n'est pas plus une entreprise d'investissement que le vendeur de fruits et légumes en bas de votre rue. Et je sais que ce système de ventes aux enchères d'objets virtuels existe depuis quelques temps. Mais quand même, là on parle de Diablo, de 3,5 millions de jeux vendus en 24 heures, on parle d'un phénomène de société de très grande ampleur. Du coup, les questions que je pose ont une toute autre importance et Diablo illustre, une fois de plus, que l'informatique, les jeux vidéo et le droit ne font pas toujours bon ménage.
Quoiqu'il en soit, vous aurez été prévenus : libre à vous de dépenser des euros à l'hôtel des ventes, mais vous n'achetez rien du tout et vous ne serez propriétaire de rien.
Blizzard par contre aura pris 15% de la transaction.
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