L'écosystème du jeu vidéo subit depuis quelques années une série de mutations profondes qui remettent en cause la répartition classique des rôles entre développeurs, éditeurs et distributeurs. Tandis que ces derniers sont durement menacés par la dématérialisation, les premiers s'en sont emparés avidement pour gagner en autonomie. Les éditeurs, eux, sont menacés de toutes parts.
À quoi sert un éditeur ? Il y a quelques années, la question ne méritait même pas d'être posée. L'éditeur était le gardien de la porte, le passage obligé de la commercialisation d'un jeu vidéo. Il était le seul acteur du marché à détenir trois compétences indispensables : la connaissance du marché, le savoir-faire marketing et la capacité de financement. Il était donc le centre du processus de mise sur le marché, tandis que le développeur comme le distributeur n'avaient que des compétences de "bout de chaîne" : la création du produit d'un côté, l'accès aux clients de l'autre. Or, aujourd'hui, les éditeurs sont remis en cause sur chacun de leurs pôles de pouvoir.
Détenir l'information sur le marché est un énorme atout. Avoir un historique, savoir quels produits se vendent, comment, quand et où, procurent évidemment un avantage considérable. Les grands éditeurs en sont parfaitement conscients et ils ont toujours cherché à confisquer l'information en s'opposant systématiquement à tout effort de transparence sur les chiffres du marché du jeu vidéo. Par exemple en France, l'institut GFK est le seul à produire une enquête mesurant les ventes de jeux vidéo. Eh bien le SELL, le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs français, en a acquis l'exclusivité et les résultats sont réservés à ses membres (moyennant adhésion et cotisation). Sauf qu'aujourd'hui, ces informations perdent chaque jour en pertinence : non seulement les instituts d'études (GFK et autres) ne savent pas comment mesurer de façon fiable les achats dématérialisés (il n'y a plus de magasins à la sortie desquels interroger les clients), mais en prime de nouveaux marchés sont apparus pour lesquels il n'existe ni historique, ni méthodologie (un joueur sur Facebook ou sur un free-to-play n'est plus forcément un acheteur). Résultat, concernant le secteur le plus dynamique du marché, les éditeurs sont aussi aveugles que les autres.
Naturellement, ce manque nouveau de connaissance du marché fragilise leur second pôle de compétence, celui qui consiste à savoir manier efficacement les outils marketing : il est difficile de diriger des campagnes publicitaires et la mobilisation des points de ventes lorsqu'on ne sait plus à qui on s'adresse. De plus, le formidable succès des réseaux sociaux (Facebook en tête, bien sûr) a changé la donne : désormais, le recrutement des joueurs se fait par les joueurs eux-mêmes. C'est une industrialisation du bouche-à-oreille qui rend les outils de communication habituels détenus par les éditeurs obsolètes pour tout un pan du marché.
Il reste la question du financement. Dans le système classique de production d'un jeu vidéo, l'éditeur – aussi décrié soit-il – prend tous les risques : en échange de la part du lion, il finance la totalité du développement et prend en charge les dépenses de lancement et de commercialisation (fabrication, marketing, communication…). Lorsque les coûts de développement augmentent sans cesse et se comptent en dizaines de millions de dollars (60 millions pour Halo 3 ; 100 millions pour Grand Theft Auto IV), l'éditeur est roi. Mais avec l'iPhone, Facebook et la démocratisation du Web, le marché change. Ces nouvelles plate-formes sont à la fois très populaires et très faciles d'accès pour les développeurs : il suffit de trois développeurs et quelques semaines pour mettre en application une bonne idée autofinancée. Zynga, PopCap, Minecraft, Angry Birds... toutes ces success stories depuis deux ans se sont faites totalement en dehors des éditeurs de jeux vidéo.
Dès lors qu'il ne s'agit plus de financer les 50 millions de dollars de développement, puis les plus de 100 millions de coût de lancement d'une superproduction multi-plateforme (Call of Duty Modern Warfare 2, dans cet exemple), l'intérêt d'avoir recours à un éditeur n'est plus évident. La course actuelle au rachat de sociétés issues du casual ou du social game est symptomatique de cette inquiétude : en absorbant PopCap pour 750 millions de dollars, ou Playfish hier pour 300 millions, Electronic Arts ne cherche pas tellement à contrôler des jeux, des marques ou des licences juteuses ; il s'agit en réalité d'acquérir de l'information, des connaissances, un historique et un savoir-faire à propos d'un marché que l'éditeur ne connaît pas. C'est un aveu d'ignorance.
Il fut un temps, très récent, où il ne faisait pas bon être un développeur indépendant. Bientôt, les éditeurs seront à leur tour sommés de justifier leur existence. Pas sûr que les joueurs sur PC les plaignent beaucoup.
***Cette chronique est extraite du numéro 239 de "Canard PC", paru le 1er septembre 2011. Retrouvez la rubrique "Au coin du jeu" dans chaque numéro, ou presque.
Voir la news (1 image, 0 vidéo )