Bien que leur nom évoque un boys band, que leur affaire ait éclaté la même année que les premiers succès des Worlds Apart, et qu'ils aient lutté pendant tout ce temps pour être libres et partir un jour sans retour, les West Memhis 3, ou WM3, n'étaient pas "trois gros nazes, musclés pour rien, chichiteux dénichés dans un club de squash", comme le chantait à l'époque le sémillant Akhenaton. Ils étaient plutôt du genre introvertis, métalleux et "wiccans" (une espèce de philosophie-religion qui inclut des éléments de druidisme, de chamanisme et de mythologies antiques). Bref, des coupables idéaux pour l'affaire qui nous intéresse.
Le 5 mai 1993, trois garçons de 8 ans, originaires de la petite bourgade de West Memphis dans l'Arkansas (à ne pas confondre avec Memphis, la plus grande ville de l'Etat du Tennessee), sont portés disparus : il s'agit de Christopher Byers, Stevie Branch et Michael Moore (à ne pas confondre avec le réalisateur de Bowling for Columbine). Leurs corps sont retrouvés le lendemain dans le quartier de Robin Hood Hills, et déjà, les avis divergent pour savoir de quoi ils sont morts, ou quels sévices ils ont subi. Dans le climat de l'époque, ces détails acquièrent une importance particulière.
Il faut se replacer dans le contexte pour comprendre. Les années 80 ont été marquées par ce qu'on a appelé plus tard la "panique satanique", qui a perduré jusqu'au début des années 90 (voir Satanic Panic de Jeffrey Victor, ou l'ouvrage collectif The Satanism Scare, pour en savoir plus). Le véritable détonateur de cette panique morale a été l'Affaire McMartin, du nom d'une crêche initialement accusée de couvrir des agissements pédophiles, avant que l'emballement médiatique ne rajoute la théorie de la conspiration satanique. Bien que toutes les charges aient été abandonnées au bout de 6 ans de mises en examen et de procès, cette affaire en a inspiré une centaine d'autres dans tout le pays, au point de faire passer l'ensemble des crêches américaines pour un vaste réseau de pédo-satanistes (l'affaire a été documentée dans les livres Satan's Silence de Debbie Nathan, et The Abuse of Innocence, de Paul et Shirley Eberle).
Or, dans le même temps, certaines personnes de diverses obédiences (droite religieuse, féministes anti-pornographie et démocrates bon teint...) avaient lancé une multitude de croisades, ciblées et pas forcément reliées, entre elles contre ce qui les dérangeait dans la culture américaine : violence à la télévision, jouets guerriers, clips vidéo, rock et heavy metal, jeux de rôles, films d'horreur et films pornos, etc. Avec la croyance selon laquelle les enfants américains étaient victimes d'une vaste conspiration satanique, l'occasion était trop belle d'agréger toutes ces croisades et de lancer une grande purge : il suffisait d'affirmer que des pans entiers de la culture populaire faisaient eux-mêmes partie de cette conspiration, en servant tour à tour d'introduction au satanisme (Sean Sellers et Donjons & Dragons), d'inspiration et de modèle pour les crimes sataniques ou présentés comme tels (Richard Ramirez et AC/DC), d'incitation au suicide (Suicide Solution d'Ozzy Osbourne, Judas Priest), et même de recrutement pour les futurs criminels.
La police elle-même s'est jointe à l'hallali sous l'influence d'autoproclamés "enquêteurs de l'occulte" comme Pat Pulling, Dale Griffis ou Don Rimer, qui ont fait le tour des commissariats américains, de colloques en séminaires destinés aux forces de l'ordre, afin de promouvoir leurs techniques "d'investigation" et "d'interrogatoire", ainsi que leurs profils psychologiques de suspects, livrés clé en main. Dans les postes de police, on distribue des tracts "d'information" comme Youth Subcultures, dont le livre Sounds of the Beast de Ian Christe nous fournit quelques extraits (page 345) : "Cette catégorie [les métalleux] concerne une importante classe d'âge, qui pourrait aller de 8 à 24 ans. Il s'agit à l'heure actuelle du groupe le plus développé dans la plupart des écoles... Ce sont de grands consommateurs de drogue... Beaucoup ne font preuve d'aucune motivation et refusent tout comportement constructif. Ils volent l'argent dont ils ont besoin pour acheter de la drogue, ou deviennent eux-mêmes revendeurs."
Plus loin, Ian Christe évoque (page 346) les "maisons de redressement privées pour adolescents, quui jouent sur la peur inspirée par le metal pour attirer de nouveaux clients. Grâce au témoignage d'experts opposés au metal lors des procès de mineurs, parents déçus et municipalités se laissent convaincre d'envoyer les enfants à problème suivre des cures intensives et coûteuses, où vie à la dure et thérapie de groupe sont censées éradiquer toute influence mystique - puisque c'est la source de tous les maux. [...] Ces centres regroupent bientôt une population de métalleux dont le seul crime consiste souvent à avoir écouté du Slayer ou à s'être laissé pousser les cheveux. Malgré les bonnes intentions des parents, le scénario implique souvent des abus de pouvoir commis sur les jeunes prisonniers. Bon nombre de ces centres doivent fermer dans les années 90 pour cause de violations des droits civiques, révélés par une enquête du ministère de la Justice."
Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi certains policiers de West Memphis ont cru dur comme fer à un crime satanique, et pourquoi les soupçons se sont portés aussi vite sur Damien Echols, un adolescent métalleux aux cheveux longs et vêtu de noir, comme il y en avait très peu dans cette ville. Echols est initialement relâché sans qu'on ait pu trouver quoi que ce soit, mais c'est une de ses connaissances, Jessie Misskelley, qui a avoué le meurtre après plusieurs heures d'interrogatoire, en accusant dans la foulée Echols et son ami Jason Baldwin. Plus tard, il s'est rétracté en dénonçant les pressions policières, mais rien n'y a fait : malgré les pistes laissées de côté, l'absence de témoins et de preuves formelles, les disparitions de pièces à conviction, les trois adolescents sont jugés en 1994 et condamnés, Echols à la peine de mort, Misskelley et Baldwin à la prison à vie.
L'affaire fait grand bruit dans tout le pays. Deux documentaires, Paradise Lost 1 et 2 (disponibles sur YouTube), sortis respectivement en 1996 et 2000, reviennent sur l'affaire et prennent parti pour ceux qu'on commence à appeler les "West Memphis Three". Des artistes parmi lesquels Eddie Vedder (Pearl Jam), Natalie Maines (Dixie Chicks), Henry Rollins et Metallica, des acteurs parmi lesquels Winona Ryder et Johnny Depp, apportent eux aussi leur soutien. Des initiatives sont lancées pour financer leur défense, comme la compilation Rise Above. Des livres sortent (Blood of Innocents de Guy Reel, Devil's Knot de Mara Leveritt). Des sites se créent (en anglais comme en français) pour réclamer leur libération. Même le père d'une des victimes (Rick Murray, père biologique de Christopher Byers), finit par se ranger de leur côté.
Pendant des années, rien n'y a fait : les demandes de révision sont restées lettre morte. Jusqu'en 2007, où de nouvelles analyses ADN ont été faites et semblaient disculper les West Memphis 3. En novembre dernier, la Cour Suprême de l'Arkansas a déclaré que ces nouveaux éléments étaient suffisants pour envisager de rouvrir le dossier. Mais un ultime coup de théâtre vient de se produire il y a à peine 2 jours, suite à un arrangement entre le parquet de l'Arkansas et les accusés : ils ont accepté de plaider coupable, et en échange ils ont été libérés. Plus précisément, ils ont été condamnés à 18 ans de prison, soit le temps qu'ils y ont déjà passé, ainsi, ayant déjà purgé leur peine, il n'y avait plus qu'à les libérer. Par ailleurs, ils écopent de 10 ans avec sursis.
D'un côté, c'est le soulagement. De l'autre, cette décision ne satisfait personne.
Soulagés, les West Memphis 3 le sont indéniablement, tout comme ceux qui ont fait campagne durant toutes ces années pour leur libération : ils ont eu (en partie) ce qu'ils voulaient. Soulagé, le parquet de l'Arkansas l'est également, car les accusés ont pu être relâchés tout en restant coupables. Un nouveau procès aurait pu durer longtemps et coûter cher. Il aurait pu être embarrassant pour la police comme pour la justice. Et non seulement les accusés auraient pu être acquittés et blanchis, mais en plus, ils auraient pu traîner l'Etat de l'Arkansas en justice, et les dédommagements auraient pu se compter par millions.
Et justement, personne n'est dupe de cette décision. Jason Baldwin l'a bien expliqué : "Au début, nous n'avons dit que la vérité - que nous étions innocents et qu'ils nous envoyaient en prison pour le reste de nos vies à cause de ça. (...) La seule chose que l'Etat a pu faire pour nous, c'était de nous dire: 'hey, on vous laisse sortir, à la condition que vous disiez que vous êtes coupables'. Quoi qu'on en dise, ce n'est pas ça, la justice. Ils ne vont pas chercher qui a assassiné ces garçons, et je ne voulais pas de ce deal. Cependant, ils essayaient de tuer Damien [Echols, le condamné à mort]."
Du côté de ceux qui, parmi les familles des victimes, croient en la culpabilité des West Memphis 3, c'est la consternation. Todd Moore (le père de Michael) a notamment déclaré : "ils peuvent clamer leur innocence autant qu'ils le veulent, mais le fait est qu'ils ont eux-mêmes confirmé leur culpabilité. Nous sommes furieux qu'ils aient été relâchés. (...) Justice n'a pas été faite, et bien que ces hommes soient sortis de prison, en réalité ils ne seront jamais libres. Ils auront sans cesse à vivre avec le fait qu'ils sont toujours des assassins d'enfants condamnés comme tels aux yeux de la loi et de la société. Avec le sursis qui plane sur eux pour les dix ans à venir, ils peuvent tout à fait revenir en prison s'ils enfreignent la loi, et beaucoup vont attendre et observer."
En résumé, l'Affaire des West Memphis 3 n'est pas encore terminée.
Jessie Misskelley
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