par Claude Sarraute, paru dans Le Monde du 27 février 1993
Dimanche dernier, on regardait la BBC avec un copain, prof dans un collège de province. Il n'y en avait que pour les gamins accusés du meurtre d'un petit bonhomme de deux ans kidnappé dans un grand magasin à Liverpool... Si c'est pas malheureux, quand même ! C'est la faute à qui ? A quoi ? On pédalait dans les clichés : la société, le chômage, les foyers désunis, la violence à la télé...
Alors, lui : La télé a bon dos ! Moi, les parents, je les tanne pour qu'ils obligent leurs gosses à la regarder, histoire de les arracher à cette saloperie de jeux vidéo. Déjà qu'ils ne savent ni lire ni écrire, ils ne pourront bientôt plus s'exprimer autrement que par onomatopées, Aïï, crack, boom, fermés au monde, un monde menacé par les extra-terrestres qui scrollent un max sur leur portable. Dès que mon cours les barbe, le Gameboy, ils le sortent de leur cartable, ils le planquent sous la table et vas-y, shoot them up, beat them up, que la force soit avec toi ! Si seulement ils pouvaient tomber, la bave aux lèvres, en crise d'épilepsie, ça leur ferait les pieds !
Remarquez, c'est vrai, l'envahisseur est arrivé. Il s'appelle Sega ou Nintendo, encore un coup des Japs, mais de là à penser que nos gosses soient des drogués de la console, deux ménages sur trois seulement en sont équipés, il y a quand même une marge. L'énorme marge bénéficiaire des fabricants qui se sont résignés à mettre en garde leurs clients : l'abus des jeux vidéo est préjudiciable à la santé !
Du coup, je me suis plongée dans Joypad, le mag des consoles, pour voir un peu ce qu'on propose, en franglais de cours de récré, aux dingues de la gâchette, qui devront assurer comme des fous pour venir à bout de milliards de vaisseaux et de monstres merdiques dans un univers post-apocalyptique, je cite. Dans la série " je suis un héros, je bute tous les méchants, je délivre la princesse prisonnière d'un salopard de première ", les Galaxy Gayman, les Dirk et autres robots métalliques style Goldorak ne sont jamais que des personnages de dessins animés do-it-yourself.
Bugs Bunny, Astérix, Tom et Jerry et même Minnie arrachée par Mickey des griffes d'une vilaine sorcière, ils sont d'ailleurs tous là. Quant à Mario, le petit vendeur de pizzas, super-star des jeux vidéo, il est plutôt sympa. Je les ai vus sautiller sur les écrans de mes petits-fils. Pas de quoi fouetter un chat ! On nage dans l'irréel le plus total.
Irréel, peut-être, déréalisant sûrement ! Là, vous l'aurez deviné, c'est pas moi qui parle, c'est une psychologue, Liliane Lurçat, directeur de recherche au CNRS et disciple d'Henri Wallon, ministre de l'enseignement, au lendemain de la guerre, que j'ai appelée en consultation. _ Il a raison, ton ami enseignant, en l'occurrence l'écran vidéo est beaucoup plus captateur que celui de la télé. Il te prend la tête et les mains, et ne te lâche plus. Impossible de zapper. Question de vie ou de mort. Tu dois tuer, tuer, tuer pour ne pas être bousillé à ton tour. _ Oui, ben, justement, ça exige un énorme effort de concentration, non ? _ Non. L'enfant n'est pas concentré, il est absorbé, prisonnier d'un système qui lui est imposé, soumis à une stimulation continue et accélérée. On ne lui demande pas de réfléchir, on lui demande de réagir. Il ne s'agit pas d'actes volontaires, mais d'actes réflexes. Des réflexes conditionnés. Je ne vois pas l'intérêt ! _ Paraît que ça les initie à l'informatique. _ Tu rigoles ? L'ordinateur, oui, pas la console. Ça n'est pas en tapotant sur trois touches en caoutchouc que tu apprendras à te servir d'un Macintosh. _ Et les jeux sportifs, devenez champion de golf, de tennis, ou pilote de chasse, qu'est-ce que tu en fais ?
Elle les met dans le même panier que les autres, marqués d'une étiquette : attention, danger ! C'est vrai, c'est trop facile. Les gosses, on leur dit : pas la peine de faire Maths Sup, Maths Spé et tout ce qui s'ensuit pour être aux commandes d'un F-15. Suffit d'allumer sa console. _ Dans les années 70, les Américains ont équipé leurs classes de machines à apprendre. L'ennui, c'est qu'ils n'enseignent pas le B A BA, les rudiments de la connaissance, l'ordinateur.
Et, devant la chute spectaculaire des résultats scolaires, aux Etats-Unis on les a balancés. La technologie ne remplacera jamais les automatismes acquis pendant l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul.
C'est là-dessus qu'a été fondée l'école de la République. Il serait peut-être temps de s'en souvenir. Ou de l'oublier carrément. En essayant de se persuader que nos gosses sont des mutants ouverts au Méga CD et au Super NES, qui s'amuseront peut-être un jour à lancer un Tartufe clignotant sur les traces d'une Bérénice de synthèse.
Claude Sarraute