Hop, changement de formule dans Canard BD. Le format "Un Canard BD - Une BD" a vécu. Ce ne sera toutefois pas du genre des Canard BD thématiques comme celui sur le Western. Ce sera plutôt des bouquins qui se télescopent, qui se jettent des ponts au hasard des lectures, qui n'ont rien à voir entre elles au niveau scénar ou dessin. Et le thème de cette semaine sera les revenants de la BD.
On attaque avec Trois Christs de Valérie Mangin, Fabrice Neaud et Denis Bajram. Bajram. Celui d'Universal War One, une pépite de la BD de SF. Bajram qui n'avait pas squatté les rayons des librairies depuis la sortie du tome 6 en 2006. Un revenant donc.
Vous devez vous en douter, avec un titre et une couv' pareil, on n'est plus dans la SF. Les (oui, les, j'y reviens) histoires se déroulent à Lirey, en pleine Champagne, pendant la semaine de Pâques de l'an de grâce 1353. Les 3 histoires racontent trois points de vue sur le même fait : l'arrivée du Saint-Suaire - aka Holy Death Slip Of Djizusse - dans la bourgade.
3 hypothèses déterminant les 3 récits : Dieu existe. Dieu n'existe pas. Dieu est radioactif. La foi. La science. Le hasard. Mangin signe là un puzzle scénaristique autant qu'un exercice de style. Car c'est bien beau de partir sur une réflexion sur Dieu, sur la foi et tout le tralala, c'est quand même vachement plus rigolo quand on se met soi même des bâtons dans les roues. Car Mangin s'oblige, ainsi que son mari au passage, à réutiliser les mêmes images et dialogues dans les trois histoires. Et c'est, selon moi, ce qui fait tout l'intérêt de Trois Christs. Car si l'histoire est intéressante et amène à la réflexion sur le sujet, elle est un peu trop austère pour être passionnante. Par contre, le jeu sur les images se faisant échos entre les récits, les dialogues identiques collant pour deux scènes foncièrement différentes, ça c'est fort. Très fort. C'est brillant sans être rébarbatif, ça pousse à réfléchir à la puissance de l'image, ça rappelle l'effet Koulechov ou la Lettre de Sibérie de Chris Marker. Je regrette toutefois qu'on nous pointe les liens entre images ou dialogues à grands renforts de notes. C'est moche sur la page, ça alourdit la lecture et ça prend le lecteur pour un idiot, au contraire de l'album. Dommage.
Bajram ne s'efface toutefois pas derrière ce scénario pour le moins envahissant. Il épate même, en tranchant méchamment avec son style précédent. Couleurs directes déjà, à la brosse, avec des effets de lumière granuleux et bien trouvés. Et le tout entièrement en numérique. Pas un gramme de papier, que du .psd. Certains vont hurler. Qu'ils braillent, le support importe peu tant que le résultat est là. Fabrice Neaud signe quant à lui prologue et épilogue, s'inspirant autant des graveurs que des enlumineurs médiévaux, s'éloignant de son Journal autobiographique paru chez Ego Comme X.
Trois Christs, de Mangin, Neaud & Bajram, 88 pages chez Soleil collection Quadrants, 19.90€
Deuxième revenant. Double puisque j'en avais déjà parlé dans le
Canard BD Steampunk. Accrochez vous, la nouvelle risque de vous faire un choc : le troisième et dernier tome du Réseau Bombyce est sorti. C'est beau comme la sortie de Duke Nukem Forever.
On apprend donc finalement, après 8 ans d'attente, comment se terminent les aventures de Mr Mouche et d'Eustache, cambrioleurs de haut-vol aux prises avec la noblesse dépravée d'un Bordeaux qui aurait connu les joies et finesses de l'Art Nouveau, style Ecole de Nancy.
Petit rappel : lors du tome 1, ces pauvres cambrioleurs, membres du redouté Réseau Bombyce, vont faire une découverte macabre dans le coffre-fort d'un notable : les bobines d'un snuff-movie. Dès lors, ils seront traqués impitoyablement... C'est donc la fin de cette fuite effrénée que raconte seul Cecil, Corbeyran étant mort étouffé sous une pile de ses albums retournés par les libraires. On retrouve dans cet ultime opus la noirceur et le pessimisme typiques de la série, montrant comment des rêves sont brisés en un instant, comment le passé vous rattrape toujours.
Au niveau du dessin, Cecil assure toujours autant, proposant des plans architecturaux dantesques, avec de chouettes perspectives et un réalisme pourtant plein de poésir. On se plaît dans cette ville de Bordeaux onirique, malgré ses habitants pour le moins turpides. Et c'est à regret qu'on la quittera définitivement une fois ce tome 3 refermé. En bon élitiste, j'avoue que j'aurais préféré que Cécil fasse lui même les couleurs de cet album. Caballero fait du travail honnête, voire honorable, malheureusement passer après Cécil n'incite pas à l'indulgence. Dommage, mais pas suffisamment pour bouder le plaisir de boucler une série de haute tenue. Vous pouvez voir la différence entre les 3 premières planches par Cecil et les autres dans l'extrait sur
le site des Humano.
Le Réseau Bombyce, Cécil & Corbeyran (mais si peu), 3 tomes ou coffret chez Les Humanos, 12.90€
Et pour finir, l'histoire d'une "revenante", une Autrichienne qui a réussi à sortir de sa cave, nan je déconne, une Autrichienne au doux nom d'Ulli Lust qui raconte son voyage en Italie dans sa jeunesse punk en 1984.
Trop n'est pas assez est donc un roman graphique. Nan ce n'est pas sale ni snob de le dire quand c'est utilisé à bon escient. 464 pages où on suit l'évolution de la jeune Ulli, qui se construit ou se détruit selon les aléas de la vie. 464 pages de rencontres, où les personnages les plus sympathiques ne le sont pas forcément au final, où ceux dont le lecteur se méfierait dans la vraie vie se révèlent moins cons qu lui. 464 pages d'humanité, sans jamais plonger dans l'emo-kid pleureur.
Evidemment on pense à Marjane Satrapi et son Persepolis : roman graphique, rébellion, punk, Autriche. Dur de nier le lien qui unit les deux oeuvre mais Ulli Lust tire un peu mieux, à mon goût, son épingle du jeu au niveau du dessin. Bien sûr, ce ne sera pas de la ligne claire classieuse dans tout le pavé, mais un dessin très lâché, plein d'énergie et de rage, parfait pour retranscrire les émois de jeunesse. Et quelques trouvailles graphiques pas dégueues pour sublimer quelques passages clés, que je ne peux pas dévoiler. La bichromie tirant sur le vert étonne un peu au départ, bien loin du cliché qu'on attend sur les lumières d'Italie, mais ça fonctionne.
Un très bon livre dessiné pour ceux qui aiment les récits de vie poignants sans être larmoyants, méritant bien sa sélection pour Angoulême 2011.
Trop n'est pas assez, Ulli Lust, Ca et Là, 464 pages, 26 euro.
Voir la news (0 image, 0 vidéo )