Parce qu'il faut bien en parler, quitte à couper l'herbe sous les pieds de Grand Maître B.
Vous le savez sans doute, sauf si vous avez passé les derniers jours cachés sous une pierre quelque part dans le wasteland de New Vegas, quelques blogueurs, parmi lesquels le jeune juriste Florent Gallaire, ont mis gratuitement à disposition le texte intégral de La Carte et le Territoire, dernier roman de Michel Houellebecq, par ailleurs gagnant du prix Goncourt.
Le raisonnement derrière cette étrange provocation est simple : dans son livre, Michou utilise à plusieurs reprises des extraits d'articles Wikipédia. Il cite notamment les entrées traitant de Frédéric Nihous (Chasse, Pêche, Nature et Tradition), de la ville de Beauvais (Oise) et de la mouche domestique (Musca Domestica). Or il se trouve que tout article publié sur Wikipédia tombe sous le coup de la licence Creative Commons, qui autorise explicitement la reproduction et l'usage de tout ou partie des contenus ainsi protégés, à la condition expresse que le produit de cette reproduction soit lui aussi placé sous une licence ouverte.
Conclusion tirée par Gallaire et ses copains : puisque La Carte et le Territoire contient des extraits de l'encyclopédie, même s'ils ne constituent que quelques pages de l'ensemble, l'œuvre entière devrait être librement accessible sous licence Creative Commons. Même si le raisonnement semble quelque peu capillotracté, à tel point que même Adrienne Alix, présidente de Wikimédia France, a déclaré que "bon, quand même, les gars, faudrait voir à pas trop pousser..." (je cite de mémoire), il tient peut-être la route, qui sait, je ne suis pas juriste, et ce n'est finalement pas le sujet.
Plus que l'initiative des bloggeurs et de leurs potes "partisans du libre", c'est les réactions que j'ai pu lire un peu partout sur Internet qui ont attiré mon attention.
"Si Flammarion n'avait pas ainsi publié du contenu sans en citer la source ils pourraient aujourd'hui se parer d'une certaine vertu. Mais comme souvent les donneurs de leçons ont les mains sales.", "Il eût été bien plus rentable de diffuser le Goncourt à un prix juste (1 / 2 €) sous format numérique. L'édition reproduit les erreurs de l'industrie musicale, tristes dinosaures cupides...", "Il ne s'agit pas du talent de l'auteur ici, mais du fait, que cela vous plaise ou non, qu'il est dans l'illégalité en diffusant à son profit son œuvre qui, a de multiples reprises, repompe wikipedia."
Amalgame avec l'industrie de la musique, vagues revendications sur la nécessité d'e-books bon marché peut-être légitimes mais qui n'ont rien à faire là et je vous épargne les inévitables allusions aux salopards d'auteurs à succès pleins de fric. Magnifique hors-sujet. Depuis le début de cette histoire (qui a commencé au moment où Houellebecq a été accusé de "plagiat" de Wikipédia il y a des mois, soit bien avant l'aventure du PDF errant), on a quand même l'impression que toute l'affaire repose sur une grosse incompréhension et une puissante méconnaissance de ce qu'est la littérature.
L'existence de la licence Creative Commons est une bonne chose, qui participe à la protection de Wikipédia. Le jour où un éditeur malhonnête cherchera à vendre une encyclopédie reproduisant des articles entiers de Wiki, il se fera massacrer par une hordes d'avocats et ce ne sera que justice. Mais dans le cas qui nous intéresse, il s'agit d'une œuvre littéraire citant des textes qui, aussi intéressants soient-ils, n'ont aucune valeur artistique.
Comme souvent, l'Enfer est pavé de bonnes intentions et les avocats de la "libre circulation des idées" semblent ici les défenseurs, non seulement du relativisme total, mais surtout de l'interdiction de traverser hors des clous. Wikipédia est certes un outil très utile animé par des bénévoles plein de bonne volonté mais ça n'en fait pas une œuvre. Et interdire à un artiste d'utiliser le matériau que lui fournit son époque, qui plus est au nom de la liberté, a quelque chose de terriblement inquiétant.
Les œuvres se sont toujours inspirées de toutes les productions textuelles qu'elles pouvaient croiser. Les cuistres ont même un mot pour ça : palimpseste. La citation brute, le collage, a traversé toute la littérature du vingtième siècle. Si tout avait été publié sous Creative Commons depuis 1900, Perec n'aurait jamais eu le droit de vivre de sa plume et Burroughs aurait pu se carrer les cut-ups dans l'Interzone.
C'est un linuxien qui vous le dit. On peut aimer la culture du "libre" tout en gardant à l'esprit qu'une prison, même si ses murs ont été érigés par des hippies, reste une prison.
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