Du temps où le Mur de Berlin existait, il consistait en un dispositif militaire complexe constitué en réalité de deux murs séparés par ce qu'on a appelé la Todesstreifen, ou "piste de la mort", une bande frontalière ultraprotégée et étalée sur 1378 kilomètres de longueur. Plusieurs personnes y ont laissé la vie, abattus par des gardes.
Cet épisode de l'histoire allemande a inspiré à Jens Stober, 23 ans, étudiant à la Staatliche Hochschule für Gestaltung (l'Université d'Arts et de Design, située à Karlsruhe, dans l'Etat de Bade-Wurtemberg), un projet de "serious game" intitulé 1378(km). Il a passé un an à faire des recherches et lire des livres sur la question pour développer le jeu (à partir du moteur d'Half-Life 2) et surtout établir un cadre historique crédible. Selon les spécifications actuelles, on peut incarner, soit un civil essayant de gagner sa liberté en traversant la piste, soit un soldat devant la garder, dans le contexte de l'Allemagne de 1976. En tant que soldat, on a le choix de déserter, de laisser passer ceux qui le veulent à ses risques et périls, ou au contraire de les arrêter ou de les abattre, sachant qu'à terme, on sera transporté 20 ans plus tard devant un tribunal où on devra répondre de ses actes.
Maintenant, reprenons depuis le début : quand on met "jeu vidéo" à côté d'un sujet "sensible", on est déjà sûr de faire des étincelles, quelle que soit la nature ou la qualité du jeu. D'autre part, il est indéniable qu'offrir au joueur un maximum de liberté d'action présente assurément un intérêt en terme de gameplay, sans oublier l'intérêt pédagogique. Il est tout aussi indéniable qu'abattre des civils dans le jeu n'a rien d'obligatoire ni même de gratuit, car les conséquences à terme sont proportionnelles à nos actes. Mais le fait est que le jeu permet d'abattre des civils en fuite, et c'est déjà plus que ce qu'il faut pour ne pas se faire entendre. Enfin, on parle de l'Allemagne, pays où l'opposition aux "killerspiele" est la plus virulente et la plus hystérique (détail amusant : la ville de Karlsruhe avait annulé un tournoi d'eSport peu après la tuerie de Winnenden). Mélangez le tout et vous êtes assurés d'avoir un scandale de grande ampleur. D'ailleurs, ça n'a pas loupé, et ça n'a pas traîné. Morceaux choisis :
Rainer Wagner, qui fait 2 ans de prison pour avoir essayé de franchir le mur et qui est aujourd'hui à la tête d'une association de victimes: "Emotionnellement parlant, c'est comme si je venais de me faire à nouveau tirer dessus. [Ce jeu] fait appel à ce que tous les First-Person Shooters ont en commun, c'est-à-dire aux instincts humains les plus vils. [Il] est encore pire que les jeux de tir habituels car normalement, on abat des ennemis armés, alors qu'ici on abat des civils non armés. [Ce jeu], sous couvert de reconstitution historique, contribue à la brutalisation de la société." (Source: Der Spiegel, GameStar)
Axel Dürr, porte-parole de l'Etat de Bade-Wurtemberg: "Il faudrait que l'Institut de Protection de la Jeunesse impose une restriction d'âge, ou bien que le jeu soit interdit". (Source: Bild)
Peter Frankenberg, Ministre (CDU) des Sciences, de la Recherche et des Arts de l'Etat de Bade-Wurtemberg: "Nous ne connaissons pas le jeu, mais nous avons consulté l'Université [de Karlsruhe]. Les killerspiele quels qu'ils soient devraient être rejetés, et les universités ne sont tout simplement pas l'endroit pour développer de tels jeux. Il n'est pas davantage acceptable que la souffrance des victimes du Mur ne soit pas prise en compte." (Source: Bild)
Helmut Rau, Ministre (CDU) des Médias de l'Etat de Bade-Wurtemberg : "Si l'on considère le 20ème anniversaire de la Réunification de l'Allemagne, il est important d'éduquer les jeunes à propos des terribles évènements qui ont eu lieu sur la frontière avec l'Allemagne de l'Est. Cependant, je trouve personnellement que le faire au moyen d'un jeu est dégoûtant et constitue une insulte pour les victimes." (Source: Bild)
Un porte-parole anonyme de la CDU : "Le groupe parlementaire CDU/CSU condamne le développement du jeu vidéo 1378km, dont l'objectif est une chasse à l'homme virtuelle contre les réfugiés d'Allemagne de l'Est sur la piste de la mort. Pour nous, cette idée macabre est une moquerie indescriptible contre les 1000 personnes qui sont mortes à la frontière, ainsi que contre les survivants." (Source : ZDNet)
Axel Klausmeier, Directeur de la Fondation du Mur de Berlin, pour qui le jeu, en plus d'être "inadapté" à l'enseignement de faits historiques, est une "faute de goût" et une insulte aux familles de ceux qui se sont faits tuer à la frontière : "La gravité de ce qui s'est passé à l'époque à la frontière ne peut pas être représentée de cette manière. Basiquement, [dans ce jeu] vous êtes juste entrain de cliquer sur des gens, un peu comme si vous étiez entrain de tirer sur des lapins." (Source : Der Spiegel, The Local)
On finira ce tour de piste politique par quelques citations tirées de ZDNet et de l'édition anglaise du Spiegel. Markus Meckel, ancien membre de l'opposition de l'Allemagne de l'Est et actuellement membre du SPD, a déclaré que l'idée même du jeu était "macabre et scandaleuse". Gesine Lötzsch, leader d'extrême-gauche, a juste qualifié le projet de "stupide" et de "faute de goût". Quant à Hubertus Knabe, Directeur du Mémorial de Berlin pour les Victimes de la Stasi, il a carrément porté plainte pour "glorification de la violence". Bien qu'il admette qu'on puisse communiquer sur de tels évènements à travers un jeu vidéo, il n'accepte pas que l'on permette aux joueurs de tirer sur des réfugiés. Le seul homme politique à avoir fait preuve de nuance sur le sujet est Jimmy Schulz, membre du FDP (dont CanardPC a déjà parlé), qui s'est déclaré ouvert à un projet qu'il a qualifié de "courageux et intéressant".
Du côté de la presse, pour ce que j'en ai lu, elle a plutôt bien fait son travail. Certes, les titres sont parfois racoleurs et en décalage avec le contenu, mais c'est un moindre mal quand on sait que dans l'ensemble, les journaux ont traité l'évènement avec objectivité. En effet, ils ont présenté tous les points de vue, et surtout ils ont décrit le jeu en profondeur, en n'omettant pas de rappeler qu'on peut aussi incarner un réfugié et qu'en tant que soldat, rien n'obligeait à tirer (certains ont même rappelé qu'on pouvait être jugé par la suite si on le faisait). Seule exception, le tabloïd Bild, fidèle à sa réputation de scatophaga stercoraria, qui a sorti deux articles coup sur coup pour fustiger un jeu "répugnant", "révoltant" et "dégoûtant", en se demandant avec angoisse s'il sera un jour interdit. A l'étranger, on s'est contenté de reprendre les communiqués plutôt neutres (quoiqu'un peu sensationnalistes) des agences de presse.
Face à ce lynchage (plus politique que médiatique, pour une fois), on comprend que Jens Stober ait abandonné l'idée de présenter son jeu au public le jour du 20ème anniversaire de la Réunification de l'Allemagne, au motif que, selon lui, "une discussion objective sur le jeu est actuellement impossible." Néanmoins, ce n'est qu'un report : 1378(km) est désormais prévu pour début décembre. De plus, il a reçu le soutien de la Staatliche Hochschule. Il a été défendu en particulier par le professeur Michael Bielicky, qui a supervisé le projet, ainsi que par le recteur de l'Université, qui n'est autre que Peter Sloterdijk, philosophe et intellectuel très connu en France comme en Allemagne.
Par ailleurs, Stober déplore, tout comme la VDVC (l'association allemande de joueurs de jeux vidéo) que l'essentiel de la polémique provienne du fait que 1378(km) soit un jeu vidéo, et qu'on en ait profité pour ressortir les bons vieux préjugés sur les "killerspiele" et la "glorification de la violence". Cela dit, et je concluerai là-dessus, compte tenu de ce qu'est devenu le débat sur les jeux vidéo en Allemagne, je me demande ce que Herr Stober pouvait bien espérer.
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