Rousseau, avant de se faire kidnapper par les Autres puis tuer d'une balle dans la tête, a eu le temps de déclamer "L'ordre social ne vient pas de la nature ; il est fondé sur des conventions." C'est sûr que c'est pas Locke qui aurait dit une chose aussi intelligente, préférant palabrer sur un état de nature idéalisé et un droit naturel tiré de la raison de l'Homme. La raison de l'Homme, vous avez vu où ça l'a mené ? A se faire étrangler par Ben, parfaitement !
Si nous sommes donc tous d'accord pour penser que l'ordre social vient des conventions, que penser d'un ordre social dont les conventions sont signées par les intéressés sans être lues ? Que ce serait une société de débiles.
Quoi ? Ça vous fait rire ? Comme je vous comprends !
Il faut bien dire que ce n'est pas à nous que ça arriverait. Non mais vous imaginez ? On vous tend un contrat de 20 pages écrit en anglais, on vous demande de signer en bas de la dernière page et on s'attend à ce que vous le fassiez, comme ça, sans même le lire ? Ah non ! C'est pas votre genre, pas vrai ? Vous, vous liriez soigneusement chaque paragraphe, en vous aidant d'un dictionnaire français-anglais si besoin ; vous savez la valeur qu'a votre signature et vous ne vous engageriez pas sans réfléchir soigneusement aux droits et obligations que votre engagement représentera.
Bon, je continue à me payer la fiole de tout le monde ou bien vous avez fini par comprendre ?
Eh oui ! Vous, moi, les autres et même les Autres, tous ceux qui ont un jour acheté un jeu ou un logiciel voire même simplement joué sur internet ou téléchargé une appli, nous avons signé des dizaines de contrats sans même lire la moindre ligne. Je parle bien évidemment des Contrats de Licence d'Utilisateur Final, les fameux CLUF, qui réglementent les droits et obligations des joueurs.
On y trouve pèle mêle : combien de fois vous pouvez installer le jeu sur une machine (ce qui régit donc l'étendue de votre droit à prêter, à donner ou à revendre le soft), si vous pouvez modifier ou non tel ou tel aspect du jeu (ce qui régit l'étendue de votre droit à faire des mods), et dans l’affirmative, à qui appartient le droit d'exploiter vos créations (votre droit à vendre ou pas votre mod)etc.
Le CLUF prend presque toujours la forme d'une fenêtre où le joueur doit cocher « j'accepte », parfois plusieurs fois de suite. Et en pratique, petits gamins gâtés de la vie que vous êtes, vous cochez sans même lire le contrat.
Il faut bien reconnaître que le lire est un peu inutile, car c'est un contrat qui ne se prête pas à la discussion. Soit l'utilisateur accepte et peut jouer, soit il refuse et l'accès au jeu est interdit verbotten, nein, nein.
En effet dans la plupart des CLUF on trouve un alinéa qui dit grosso modo, cl*f you, *sshole ! ou en des termes juridiquement plus adéquats, « si vous n'approuvez pas les termes du présent contrat, veuillez effacer le programme immédiatement et faire le nécessaire pour retourner le jeu à votre détaillant » (CLUF de WOW).
Sachant qu'en raison de l'article L. 121-20-2 du Code de la consommation, un vendeur peut parfaitement refuser de reprendre un logiciel déballé, et qu'il faut justement le déballer pour avoir connaissance du contrat, ce genre de clause est juste du bon foutage de gueule !
Le joueur qui lirait le contrat et refuserait à la réflexion de donner son acceptation aurait tout simplement perdu son achat.
Enfin, les CLUF prévoient souvent l'acceptation automatique des joueurs aux modifications de celles-ci. L'utilisateur ne peut s'opposer aux rectifications apportées aux CLUF qui sont réalisées de façon unilatérale. Et, à cette occasion, l'éditeur peut donc restreindre encore plus les droits du joueur.
En résumé, nous avons affaire à un contrat, dont vous n'avez connaissance que postérieurement à l'achat du "bien" sur lequel il porte, que vous ne pouvez discuter, ni refuser, sous peine d'avoir perdu votre argent, puisque vous ne pouvez pas ramener le "bien" au vendeur qui peut vous priver de certains droits, de revente par exemple ou, encore, de droits d'auteur, et dont vous avez accepté par avance les modifications futures, quelles qu'elles soient, sans les connaître.
Mais tout ça est-il bien légal ? Que pense le juge français de cette pratique contractuelle pour le moins étrange ?
Et, d'abord, à quel type de contrat répond un CLUF ?
Eh bien ! On ne le sait pas !
Le CLUF est une pratique anglo-saxonne qui n'a pas d'équivalent en FRANCE. C'est ce qu'on appelle un contrat sui generis, n'entrant dans aucune catégorie juridique définie. Quant aux tribunaux, aucun juge français n'a encore été amené à se prononcer sur un CLUF de jeux vidéo.
Cependant, si un jour le consommateur se retrouvait dans une situation qui ne lui plaît pas à cause du CLUF, il pourrait saisir la justice et:
- invoquer l'article L. 132-1 du Code de la consommation qui dispose que sont abusives les clauses conclues entre professionnels et non-professionnels ayant pour objet ou effet de créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties.
Et si certaines clauses sont juridiquement acceptables, par exemple le fait que l'on ne puisse installer le jeu que quelques fois (il n'existe pas de droit à copier un jeu, juste une exception à la copie privée) ou le fait que l'éditeur vous interdise de faire un mod, de nombreuses clauses de CLUF sont bien déséquilibrées : le joueur peut voir ainsi son compte banni par décision unilatérale de l'éditeur, sans préavis, ni possibilité de discuter cette mesure et perdre ainsi des centaines ou des milliers d'heures de jeu ; le joueur cède à l'avance à l'éditeur tous les droits d'auteurs liés à ses éventuelles créations, le joueur accepte de devenir un human centipad...
- se plaindre de ce que certaines clauses violent carrément la loi française : à titre d'exemple, j'avais déjà parlé du CLUF du jeu Spore, qui est tout simplement magnifique.
Regardez l'article 2 section B : « vous accordez par la présente un droit de jouissance et une licence exclusive à Electronic Arts, perpétuelle, irrévocable, autorisant des sous-licences, pour utiliser vos contributions en relation avec le logiciel et ses produits dérivés. Cela inclut, notamment, le droit de reproduire, de copier, d'adapter, de modifier, de jouer, d'afficher, de publier, de transmettre, d'émettre ou, d'une manière générale, tout droit de communication au public quel qu'en soit le procédé (connu ou à venir) et ce sans que nul ne soit tenu de vous en informer et pour toute la durée de protection des droits de propriété intellectuelle telle que définie par les lois en vigueur et par les conventions internationales.
Vous renoncez par la présente à tous droits de paternité, de publication, de réputation ou d'attribution, et la non-observation de cette renonciation constituerait une entrave à l'utilisation et à la jouissance du logiciel et de ses produits dérivés ».
Ce dernier alinéa est délirant car il implique que le joueur/créateur renonce à son droit moral, notamment le droit au respect de son nom, sur ses créations, ce qui est impossible aux termes de l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose que le droit moral est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.
Cette clause est donc illégale et par conséquent de facto nulle.
- invoquer le fait que le CLUF n'est porté à la connaissance du joueur qu'après l'achat, ce qui le prive concrètement de la possibilité de le refuser, sauf avoir à acheter le jeu, sans pouvoir l'utiliser. Un juge pourrait fort bien analyser ce mécanisme comme devant impliquer la nullité des CLUF, quelles que soient les clauses qu'il contient, en raison d’une sorte de défaut du consentement du signataire. Ce dernier signe parce qu'il est obligé de le faire.
Sur ce point, il y aurait beaucoup à dire et à plaider. En effet le droit français considère qu'il y a un vice du consentement (et donc nullité du contrat) lorsqu'une des parties a été victime d'une erreur, d'une violence ou d'un dol (article 1109 du Code civil). On peut écarter l'hypothèse de l'erreur et de la violence, mais le mécanisme qui pousse le joueur à cliquer sur "j'accepte" n'est-il pas un dol ? Ce dernier se définit comme des manœuvres, pratiquées par l'une des parties, qui sont telles qu'il est évident que, sans ces manœuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté. Si j'avais eu connaissance du CLUF avant d'acheter le jeu, aurais-je contracté ? Le fait que je sois obligé d'acheter le jeu avant de connaître le CLUF, n'est-ce pas là une manœuvre m'obligeant à cliquer sur "j'accepte" ?
- En corollaire du point précédent, rappeler que la clause qui prétend que le joueur accepte à l'avance les modifications futures du CLUF n'a aucune valeur, car il faut, pour s'engager, savoir sur quoi on s'engage.
- S'il était mineur au moment de cliquer sur "j'accepte", faire valoir qu'il était dépourvu de la capacité juridique nécessaire à la compréhension légale de son engagement (article 1124 du Code civil).
- Rappeler les dispositions des articles 1316-1 et 1316-4 du Code civil qui disposent que
"L'écrit, sous forme électronique, est admis comme preuve, au même titre que l'écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu'il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l'intégrité"
Et
"La signature nécessaire à la perfection d'un acte juridique identifie celui qui l'appose. Elle manifeste le consentement des parties aux obligations qui découlent de cet acte. [...]
Lorsqu'elle est électronique, elle consiste en l'usage d'un procédé fiable d'identification, garantissant son lien avec l'acte auquel elle s'attache. La fiabilité de ce procédé est présumée, jusqu'à preuve contraire, lorsque la signature électronique est créée, l'identité du signataire assurée et l'intégrité de l'acte garantie, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat."
Or, cliquer sur "je reconnais avoir pris connaissance du contrat" ou un simple "j'accepte" correspond-il à ces exigences légales ? L'éditeur peut-il prouver que c'est bien moi, l'acheteur et joueur qui a cliqué, et pas le copain de mon neveu âgé de 10 ans et ne pigeant pas un seul mot d'anglais, passé à la maison par un dimanche après midi pluvieux et pressé de tester le jeu que je venais justement d'acheter ?
- Enfin, invoquer la loi Toubon, du 4 août 1994, qui impose justement l'usage de la langue française.
Or, les CLUF sont souvent rédigés en anglais, ce qui est donc également illégal.
Alors ? Alors on peut légitimement penser qu'un CLUF n'a pas vraiment de valeur juridique ou, plutôt, si un juge devait se pencher sur la question, que de nombreuses clauses seraient déclarées nulles sans aucune hésitation, si ce n'est le contrat en son entier.
Du coup, signer aveuglément un CLUF n'est peut être pas si grave !
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