"Dexter" me pose un problème, et cela fait plusieurs semaines que je me tortille la souris sans savoir par quel bout le prendre pour vous en causer. Alors, faute de solution satisfaisante à ce jour, je vais y aller franco. Je vous préviens, ça va être long, parce que comme chacun sait, ce qui ne se conçoit pas clairement, s'explique longuement.
A mon avis, si "Dexter" est une série originale, dérangeante, bien épicée à l'humour noir et portée par un comédien de talent, "Dexter" est aussi une série barbare, complaisante et idéologiquement malsaine.
Je vais m'expliquer, mais commençons par le commencement.
Dexter Morgan, le personnage principal, est un expert de la police scientifique de Miami, spécialisé dans l'étude du sang et de ses projections sur les scènes de crime. Dexter est le meilleur dans son domaine pour la bonne raison qu'il est lui-même un tueur, et même un tueur en série : voui-voui-voui, on parle bien d'un monstre qui éprouve un besoin irrépressible de tuer des gens. Ce qui le différencie des criminels qu'il traque, c'est que lui ne tue que des méchants : en effet, lorsque son père adoptif, policier de profession, a découvert ses penchants meurtriers, il l'a littéralement "dressé" à ne s'en prendre qu'aux vilains qui échappent à la Justice ou sont libérés pour de mauvaises raisons. Dexter Morgan est donc une forme d'incarnation du dicton "It takes a thief to catch a thief" (il faut un voleur pour attraper un voleur): c'est un serial-killer spécialisé dans les tueurs récidivistes. En vous décrivant cela, je ne dévoile rien de l'intrigue puisque toutes ces informations sont données dans les dix premières minutes du premier épisode.
Le spectateur est donc invité à partager les réflexions d'un tueur psychopathe qui vit clandestinement non seulement parmi les forces de l'ordre, mais aussi plus généralement au sein de notre société habituelle. L'acteur Michael C. Hall (le David Fisher de "Six Feet Under") se régale à incarner un inadapté totalement froid et insensible, contraint de feindre chaque petite émotion de la vie quotidienne pour paraître normal aux yeux de ses proches ou de ses collègues. Que ce soit dans le décalage soigneusement cultivé entre la voix-off intérieure de Dexter et les scènes banales qu'il vit, ou via les petites situations ou phrases toutes faites rencontrées tous les jours et qui deviennent ridicules une fois adressées sans le savoir à un tueur impitoyable, la série cultive une ironie et un humour noir qui sont rares, et donc assez plaisants.
Ce décalage est encore renforcé par l'opposition entre le fond de la série (meurtres atroces et tueur en série) et son décor (palmier, stuc, soleil et musique cubaine). Même si ce n'est pas extrêmement subtil, il y avait là matière à réflexion à la fois sur l'inhumain qui sommeille en chacun d'entre nous malgré les apparences et sur la vacuité de 90% de nos relations sociales, qui sont tellement superficielles qu'elles pourraient aussi bien être totalement feintes. Et l'on sent dans certaines scènes que les scénaristes se sont réjouis de pouvoir régler leur compte au vitriol à certains poncifs et conformismes, en particulier dans la "communication" sentimentale entre hommes et femmes.
Jusque-là, vous vous dites "Ça a l'air pas mal, rock'n roll et tout", si vous avez plus de trente ans, ou "Ouais gros, c'est frais" si vous en avez moins de vingt.
Seulement voilà, "Dexter" pue un peu.
Réfléchissons. On nous demande de nous identifier à un fou criminel, un type qui dès le premier épisode découpe vivantes, à la scie et à la perceuse, deux personnes ligotées avant de prendre un échantillon de leur sang pour sa collec' personnelle. Ah, mais ce n'est pas grave, nous suggère-t-on, puisqu'il ne choisit ses victimes que parmi les coupables de crimes affreux. Sans déconner, ça ne vous rappelle rien, un gars qui décide de tuer les criminels qui échappent à la Justice corrompue, molle ou simplement incompétente ? Ben moi, je pense automatiquement "autodéfense", "Charles Bronson" et "Un justicier dans la ville". Beurk.
Mais ce n'est pas tout. A travers de nombreux flashs-back, on nous explique que le père adoptif de Dexter a découvert chez lui dès l'enfance qu'il serait un dangereux criminel. Faute de pouvoir changer ses pulsions (il n'essaye même pas, hein), il l'a entraîné à ne s'en prendre qu'à ceux qui le méritaient, après enquête soigneuse et précautions d'usage. Je vous épargnerai mon couplet sur les dégâts de l'orientation à la fois scientiste et comportementaliste de la psychologie à l'américaine, pour me concentrer sur une question : que faut-il comprendre ? Que lorsqu'un gamin haut comme trois pommes présente des troubles du comportement, des accès d'agressivité, on ne peut rien faire, il est incurable…? Là encore, ça ne vous rappelle rien ? Mais si, mais si, réfléchissez : c'est exactement l'idée selon laquelle on peut détecter les délinquants dès la maternelle.
Allez, pour finir, une petite réflexion sur l'évolution de la télé américaine, et donc de la nôtre par contrecoup. La télé US, ce sont deux univers normalement distincts : les chaînes câblées (HBO, Showtime, etc.) et les grands networks (ABS, CBS, etc.). Sur le câble, pas de soucis : on peut voir du cul (soft quand même) et s'injurier sans problème, voire les deux en même temps. Tandis qu'en dehors du câble, les règles imposées aux diffuseurs et donc aux producteurs sont très strictes et caricaturalement puritaines: le moindre téton entrevu est un scandale national, et le nombre de jurons à la minute est strictement réglementé. Or, si le sexe et la grossièreté posent problème, la violence non. Du coup, la transgression, toute la transgression, passe par-là et les séries sont de plus en plus gores et violentes. Pensez au Japon, où les poils pubiens sont censurés mais les fantasmes de viols banalisés.
Alors depuis quelque temps aux Etats-Unis, on assiste à une véritable escalade, une compétition dans l'horreur pour attirer l'attention du public. Et c'est une des raisons du succès initial fulgurant de CSI ("Les Experts") aux Etats-Unis il y a quelques années. C'est difficile à réaliser depuis la France, d'abord parce que la série semble gentillette aujourd'hui, ensuite parce que le diffuseur français censure certains épisodes (eh oui, chez nous, la violence à l'écran est surveillée), mais il s'agit bien de cela : balancer du meurtre et du cadavre dans tous ses états à la face de la ménagère en plein prime-time.
"Dexter" est un exemple intéressant de cette évolution. La série est produite par Showtime, une chaîne câblée assez spécialisée dans l'outrance et en particulier le cul ("Californication", "L World", "Journal intime d'une call-girl"…). Showtime appartient à CBS, alors quand la maison mère se trouve en mal de programmes à cause de la grève des scénaristes, elle décide de piocher dans le catalogue de sa filiale une roue de secours. Que croyez-vous qu'elle a choisi, en jugeant que c'était le plus facile à diffuser, le moins choquant ? "Dexter", bien sûr. Ah, mais attention : on a pris le soin de couper quelques scènes et surtout, surtout, de censurer les affreux jurons !
Moi, la violence sans rime ni raison, ça me barbe. Et d'ailleurs, je commence à en avoir sérieusement assez de cet archétype du serial-killer qu'on nous refourgue partout comme le grand croque-mitaine des temps modernes. Et là où un cinéaste comme Scorsese a pu utiliser la violence, et même l'ultra violence, comme une métaphore de la construction de la société américaine, aujourd'hui à la télévision elle n'est que complaisance et racolage. Et c'est bien mon problème avec "Dexter".
"Dexter, saison 1", une série TV en DVD, édité chez Paramount, environ 40 euros.
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