Combien ? Cent ? Non, surement pas.
Vingt ? Non.
Cinquante ? Peut être.
Attenant au promontoire improvisé de branches cassées, jumelles en main, je scrute au loin la meute.
Une cinquantaine, un peu plus même. La troupe est en partie composé d'éléments rachitiques, trainards aux plaies multiples, claudiquant et se disputant la moindre trouvaille dénichée en chemin. Les plus vigoureux sont en tête, s'en prennent aux plus faibles au moindre écart de conduite, ils mènent la troupe vers le nord. J'aperçois enfin le leader, un chortaj brun comme ses semblables, mais bien plus robuste, bien plus costaud.
Je me demande à cet instant si je n'ai pas fait une connerie en acceptant cette mission. Envouté par le hululement de quelque oiseaux nocturnes, je rebrousse chemin vers le nord en empruntant le plus silencieusement possible une sente sinueuse et escarpée.
Réveil tardif aujourd'hui. Il est six heures trente, il fait encore nuit et l'infirmière est arrivée à la bourre ce matin. Je l'ai vaguement aperçu à travers l'entrebâillement de la porte, elle s'active dans le couloir, rattrapant les premières taches journalières que son prédécesseur n'a pas jugé utile d'accomplir pour l'aider. L'ombre s'affaire, passe d'une chambre à l'autre, les portes claquent doucement, j'entends plusieurs fois résonner mielleusement le mot debout.
Vient mon tour, elle ouvre en grand la porte de ma chambre, et allume la lumière blafarde du plafonnier. Ses grands yeux vert se posent sur moi avec bienveillance. C'est Carine ce matin, elle me regarde avec un sourire enjoué. J'aime beaucoup son visage marqué par la gentillesse, ce petit nez fin et courbé, cette bouche si alléchante, une chevelure noire et bouclée, ondulant sur son front. J'entends un bruit métallique heurtant le plateau, je le reconnais à chaque fois sans en avoir confirmation visuelle : elle va me donner ma dose journalière de Subra 40 mg et se sert du ciseau pour couper l'emballage du produit.
La dose que l'on m'injecte chaque matin commence à faire son effet. Je me sentais plutôt bien, en fait ce matin je m'en serais largement passé de ce médoc mais on ne me demande jamais mon avis ... De toute façon, pourrais-je un jour l'exprimer de vive voix ? Je sombre doucement dans un sommeil étrange, brumeux et flou. Mon estomac crie famine. A contrario ma vessie est pleine et j'attends toujours cette nouvelle sonde qui remplacera le pot de pisse que l'on me tend parfois ...
Douce torpeur.
Je me lève aux alentours de 19h00, accablé par la chaleur de ce début de septembre, le dos en sueur et cassé, les membres endoloris, la boite crânienne en feu. Surement l'une de mes meilleures nuits depuis que j'ai rejoint l'abri il y a quatre jours. La pouffiasse contaminée qui hier encore agonisait dans le box d'à coté avait passée l'arme à gauche ce matin et après que j'eus donné bon gré mal gré les derniers sacrements au cadavre, je me suis jeté avidement sur le matelas jauni par la pisse. L'anosmie a son utilité en certaines circonstances et plus encore aujourd'hui.
Ma tenue de tout les jours se compose d'une vieille veste de combat venant au dessus d'un pull miteux, effet que j'avais d'ailleurs dégoté sur un cadavre au tout début de mon arrivée dans la région . Je l'ai renforcé au niveau du thorax avec des plaques d'un alliage métallique quelconque trouvé dans un garage abandonné. Ensuite vient un jean crasseux et une paire de rangers usagée n'ayant jamais connu un gramme de cirage. Le parfait aventurier: pauvre, sale et sans grand avenir.
Il est temps de m'affairer à nettoyer précautionneusement ma pétoire. Un décrassage minutieux à l'écouvillon de mon Makarov, une vérification attentionnée du chargeur, du canon, pas d'emplombage, tout est parfait. Le Multi-GAS Détector allumé et accroché à ma taille, je remplis mon sac à dos avec les maigres affaires qu'il me reste: un peigne en ivoire, une paire de lunettes de lecture et son étui en nacre et enfin ma vieille Bible déchirée.
La location d'un box de deux mètres sur deux coute une dizaine de dollars par jour et peut atteindre facilement la trentaine selon la demande. Gregor, cette chiure de mouche m'a rappelé hier soir que je devrais partir aujourd'hui. Quitter l'abri puisque mes poches sont vides. Ici on n'accepte pas les mendiants.
Enculé. Il est temps de se remettre au travail. Au moment de sortir de ma "chambre", je jète un regard sur le matelas dégueulasse, pourquoi pas ?
C'est avec une vessie vide et un grand sourire aux lèvres que je quitte le box insalubre. La salle de sommeil est plutôt calme, les rares loueurs dorment, récupèrent un peu de leurs aventures, de leurs vies d'infortunes. Un couloir peint en noir et mal éclairé mène à la grande salle, je vois venir à ma rencontre le veuf de la gueularde. je baisse la tête, pas envie de subir les jérémiades et les suppliques d'un emmerdeur et toutes autres demandes pour le grand chef.
- Mon ami Prêtre ! lance le mari éploré, la soixantaine grisonnante.Je suis heureux de vous voir, j'ai quelques questions à vous poser et quelques péchés à confesser.
Mon visage s'assombrit, trop s'en est trop, j'ai beau le répéter, je ne fais pas dans le cul béni :
- Vous avez des péchés à confesser ? Sincèrement, pensez vous que le simple fait d'expier ici bas vous empêchera d'aller cramer en enfer ? Qui vous a obligé à venir foutre vos pieds ici pour y crever connement ? Allez au diable vous et votre putain de femme,foutez moi la paix !
Laissant sur place le veuf pantois, j' emprunte les trois mètres me séparant de la porte de sortie.
Neuf heures trente. Je me réveille. Il fait jour, l'éclat du soleil matinal me fait mal au yeux. J'ai pissé dans mon pyjama; je me sens honteux. Bien sur ce n'est pas la première fois, ni la dernière, mais à cet instant la culpabilité me submerge affreusement. Combien de temps vais je attendre que l'on me change ?
Une heure passe lentement dans ce lit.
Une journée s'écoule très lentement dans ce lit.
Je fixe le plafond de ma chambre depuis presque huit ans -ou est-ce dix ?- toujours aussi blanc, toujours aussi impersonnel.
Vais je avoir une visite aujourd'hui ? La précédente c'était mon frère. La prochaine devrait être ...
Je ne sais pas en fait. Il me reste qui au fait ?
Les visages familiers se sont estompés avec le temps. Les voix de mes amis ne sont que souvenirs amers et douloureux. Qui donc se préoccupe d'un inutile cloué au pieu ?
Personne et encore moins dans mon cercle familial.
Peu de monde ce soir au bar. Je commande un verre de vodka et une boite de conserve au barman, un gros crasseux prénommé Léo, abruti dégarni et affublé d'un hideux bec de lièvre.
- bœuf, périmé de y'a un mois, c'est tout ce qui me reste Pope.
Acquiesçant d'un signe de tête, je glisse la pièce en cuivre sur le comptoir et attrape la précieuse boite rouillée. Je descends mon alcool cul sec sans même vérifier la propreté du contenant, éructe à la face du barman et fini par lui poser la question qui me taraude depuis le lever.
- Ou est Gregor ? Léo fait la moue et lève les épaules.
- Sait pas, il est parti c'matin régler une affaire.
- Forcément, il n'a rien laissé pour moi ?
-Non, que dalle pour toi le prêtre. Si j'avais, je t'aurais dit.
J'attends. Je me mure dans un silence pesant, la salle est toujours aussi vide. Une heure qui me parait une éternité, les rares clients je ne les connais pas. Le type à la gabardine beige me dit quelque chose, j'engage une conversation fugace et il s'avère que l'homme vient d'arriver dans le coin.L'horloge Mickey Mouse affiche 20h30 quand Gregor apparait enfin dans l'embrasure de la porte, sac de jute sur le dos et air satisfait.
- Pope ! J'ai ce que tu voulais, ca n'a pas été facile, mais à la ville ils avaient ca en stock. Sur la table la plus proche, il pose alors son fusil de chasse flambant neuf et déballe le contenu du sac.
- Tiens, le v'la. Un Patterson 600. Filtre au charbon actif, élimine les particules les plus infimes, mais 'tention hein, durée de vie d'une vingtaine de minutes, faut te casser vite fait une fois mis en service.
Le masque ne présente pas de défaut apparent, l'opercule semble en bon état, le grain du plastique noir et caoutchouteux procure au toucher une sensation désagréable.
- Pour la combi, j'ai ca, reprend Gregor. Une Halltman , couleur noire comme demandé, dégotté dans une société de maintenance industrielle sur la P02. Elle est toujours emballée, bon point.
- Tu vas tenter ton plan idiot curé ?
- Ouais, faut bien que quelqu'un se dévoue pour éradiquer ces bestioles et toucher la récompense.
- Pour le moment, elles se tiennent à carreau curé, l'automne arrive, ils iront vers le sud, et buteront forcement sur l'une des nombreuses patrouilles de l'armée.
- je ne pense pas. L'automne arrive seulement, la meute continuera à faire des victimes ponctuellement, et je dois dire que la récompense est généreuse ...
Bientôt l'heure du midi. Je suis toujours trempé à l'entrejambe par mon urine. Je n'ai pas revu Carine depuis ce matin. Je suppose qu'elle doit être très prise avec tout ses patients. Je dois attendre le déjeuner alors je m'occupe, je divague, je rêve éveillé que je franchis le Rubicon, je m'aventure sur des terres inexplorées, mais en fait rien n'y fait, ce ne sont que de très mauvaises copies de mes songes. Mes yeux se posent sur les divers éléments qui composent ma chambrée.
Accrochée en hauteur juste en face de mon lit, une télévision holographique en veille et ne diffusant que la première chaine d'état quand ma connasse de frangine pense à payer l'abonnement mensuel. L'écran poussiéreux me renvoie l'image difforme et lointaine d'un corps immobile drapée de blanc.
Une vision de ma mort.
A droite, il y a un placard couleur jaune pisse et fermé. Je n'ai jamais eu la possibilité de l'ouvrir, de voir l'intérieur, d'y poser et reprendre des objets et je ne l'aurais jamais sans doute.
A gauche de mon pieu, une unique fenêtre au carreau très sale. Sous l'écran 32 cm, une petite table et sa chaise chichement matelassée, improbable lieu d'accueil pour visiteur d'un jour.
Et il y a mon lit en face de cette télévision. Je n'ai pas à m'en plaindre, il est assez douillet, j'ai rarement mal au dos.
C'est l'heure du repas, Carine entre dans la pièce un plateau à la main, le décolletée en avant, une chaine ornée d'un crucifix pend à son cou et rebondit doucement entre ses seins à chaque fois qu'elle se penche pour me donner la becquée.
Menu du jour: purée ionisée, jambon lyophilisé en miettes et compote de pommes hydrogénée. Nous sommes jeudi. Ou samedi.
Les seules parties de mon corps encore en fonction sont mes yeux, ma mâchoire et mes doigts de pied. Je laisse volontiers de coté ma queue, rien que de savoir qu'elle bouge encore de temps en temps me rend nostalgique de cette époque ou les femmes se blottissaient contre moi. Chienne de vie. Sacrée paire de miche. La bouffe est dégueulasse, j'aimerais rencontrer le cuisinier pour lui serrer le cou avec mes orteils.
La compote est rance, ils sont surement oubliés d'incorporer un ou deux additif chimique dans la recette. Chaque cuillerée que me tend Carine me donne envie de vomir. Je me force, pas envie d'étouffer et je n'aurais rien d'autre avant dix huit heures hormis du Buzompran 16 mg en intra...
Carine oublie encore de m'installer le pot de chambre. Je ne la reverrais pas elle et son décolleté avant demain matin...
Sortant de mon sac une vieille carte tachetée d'encre noire, j'entreprends d'exposer mon itinéraire à Gregor. Lui me désigne de l'index point par point ma progression à travers le pays, je mémorise chaque détails utiles que me donne Gregor.
- Évite la ferme, des bandits y ont élus domicile, j'en sais quelque chose; je leur ai vendu deux-trois bricoles cet après midi.
- Tu risques un jour de t'attirer des ennuis avec l'armée si ils apprennent que tu traficotes avec ces types...
Que se passe t'il ? Je me suis endormi encore une fois et ce bruit m'a réveillé brutalement... Le Buzompran me rend patraque au saut du lit, un peu hagard et soucieux je parcours des yeux la pièce. Ce n'est rien à en entendre les voix du personnel, juste un stagiaire qui a malencontreusement renversé un chariot de linge à coté de ma porte de ...
La douleur est revenue subitement. D'abord futile, puis lancinante. Ensuite constante. Mon corps tremble, je sue, j'ai envie de crever. Je regarde l'écran de la télé, j'y vois mon idéal se refléter.
Il va bientôt être l'heure du Calfron 180 mg en perfusion.
Je stoppe mon véhicule, une Traban rouge vif de 1980, et descends prestement. Les derniers signes de vie de la meute étaient du coté de la ferme des bandits. Comme par hasard. J'engage deux balles dans mon fusil de chasse. C'est celui de Grégor, je ne sais plus comment je l'ai eu en ma possession mais il est rutilant. Canon double juxtaposé, une merveille, une puissance de feu incommensurable, largement capable de transpercer un blindage de tank avec une seule balle. J'ai essayé sur la route avec une citerne de flotte et des balles à blanc. La ferme est droit devant à une centaine de mètres, une grande battisse en bois vermoulu, au toit pentu et au tuiles rougeâtre. Un chemin tortueux entre les buissons m'y amène. Je progresse lentement, la méfiance est de mise dans le coin, j'entends des aboiements, je relève le chien de mon fusil et m'avance dans le soleil tombant du matin.
Le corps du bandit git au sol. Il l'a senti passer ce coup de couteau dans la carotide. Je le fouille fébrilement après l'avoir trainé sur quelques mètres dans un grand buisson adjacent au bâtiment. J'écrase du pied la cigarette du bandit. Fumer tue, il aurait du s'en soucier avant de sortir pour s'en griller une. J'inspire une bonne bouffée d'air, toujours accroupi j'avance vers la porte d'entrée, pousse la porte branlante d'une main tout en tenant fermement le fusil de l'autre. Ils sont deux, à trois bon mètres, un est assis sur une chaise de bébé en bois, il lit une revue cochonne. Il ne m'a pas vu plongé qu'il est dans son voyeurisme libidineux. L'autre est de dos face au mur du fond et fait chauffer sur un réchaud une casserole cradingue qui empuanti la pièce d'une odeur de pommes. Je vise le premier. Deux balles, pas d'erreurs possible, je n'aurais pas le temps de recharger. A propos, ou est passé mon Makarov ? Je presse la détente, la tête du type à la chaise vole en éclats. Le second a à peine le temps de se retourner que je le transperce d'une décharge dans le bide. Il a du mal à comprendre sur le coup. Son regard apeuré part dans tout les sens, il aperçoit son ami éparpillé au quatre coins, l'inquiétude grandit dans ses yeux, il sait qu'il va mourir, il tente alors de fuir par la fenêtre, mais ses intestins dégueulent du sang de toute part, la douleur devient violente au moindre mouvement. Il s'effondre au ralenti, à bout de force, gargouillant des mots incompréhensibles. Si comique, si pathétique, je l'achève d'un coup de couteau bien placé en plein cœur.
Hier soir mon père est venu, il n'est pas resté longtemps, une petite heure à tout casser... Ma première visite de l'année. Je crois que nous sommes en mars ? Y repenser comme ça au réveil me fait drôle. Cela faisait bien un an. Dans sa main des fleurs, de belles jacinthes blanches. Je haïs les jacinthes et il le sait cet enfoiré. Il ne dit rien, je ne prend pas la peine de le fixer des yeux, ni de le suivre quand il se dirige vers la fenêtre. Le nom du grand magasin situé juste en face de l'hôpital se reflète dans l'écran de ma télé, mon vieux ne daigne toujours pas me parler, je réfléchis donc à la nécessité pour un magasin de laisser une enseigne verte allumée la nuit. Un ou deux bâillements de mon père pour marquer son impatience et il s'est enfin décidé à partir. J'en étais arrivé à la concurrence féroce entre hypers dans un monde fortement porté sur le libre échange alors qu'il fermait la porte... Nous n'avons jamais été proche cela va de soit, en fait je le déteste tout simplement; tellement de mal fait à ma défunte mère qu'une rancœur tenace s'est gravée au burin dans mon âme. Il ne m'a pas proposé de me payer un mois de télé, il lui reste surement quelques traites de la BM à payer. Qu'il aille se faire foutre. J'ai envie de Benzérinine 14 mg.
J'arpente l'autoroute en sens inverse dans une Ferrari rouge pétante, cheveux au vent, une sensation de liberté jamais atteinte. Les étoiles brillent dans le ciel et devant moi la meute fuit sans demander son reste. J'ai trouvé dans la cabane des bandits une caisse de cocktail molotov et je m'amuse à les lancer sur les bêtes en panique. Des feux ardents s'abattent sur les bêtes, la combustion des fourrures est instantanée, les chairs s'embrasent, d'effroyables hurlements me saisissent de toute part, une incroyable montée d'adrénaline parcourt mon corps, renforcée par le whisky que je bois au goulot. Le spectacle est à la hauteur de la dose du soir.
Le chortaj est devant moi, il m'attends au pied d'une gigantesque colline parsemée d'arbres, de frênes squelettiques, de broussailles et à laquelle on accède par un escalier distordu en pierre. Un halo de couleur verte l'entoure. Il me signifie d'un grognement qu'il veut combattre, j'accélère mais je n'arrive pas à le rejoindre, la colline s'éloigne. Une porte se referme sur moi.
Ce matin le médecin chef du service est venu me voir avec une jeune recrue infirmière -un gros tas de graisse - sur les coups de neuf heures. Il parlait de supprimer quelque chose tout en notant sur un calepin des informations me concernant. J'ai mal entendu. Surement.
J'attends ma dose du matin depuis plus de quatre heures, et personne ne vient. J'ai mal. Mon corps réclame son dû avec virulence. Des fourmis parcourent mes entrailles, des araignées me mordent de leurs minuscules crocs acérés les tréfonds de mes viscères.
Je souffre, j'ai besoin de Séféron 800. La maladie ne m'a jamais quittée, elle attendait son heure pour réapparaitre, anesthésiée qu'elle était par le traitement médical quotidien.
La garce.
Plusieurs heures passent, plusieurs jours, je ne sais pas, je ne trouve plus le sommeil, on m'a laissé à l'abandon dans mon coin, sans soin, sans médoc, dans ma merde. La douleur est devenu insupportable, je ressens mes os, mes muscles, je peux les entendre crier de douleur. Que font ils ? Je ne peux pas les appeler, les invectiver, les supplier.
Toute cette machine formidable qui héberge mon âme part en lambeaux, victime d'une panne inconnue et ils s'en foutent...
Je n'ai pas revu le choraj depuis ma ballade sur l'autoroute.
Carine est venue me donner à manger ce soir, un peu de purée. Je n'avale plus rien, je suis fatigué, comme si... Comme si j'étais arrivé au bout du chemin. Hors j'ai plus l'idée que l'on me débarque de force sur le bord de la route. Beaux Yeux m'a glissée une phrase assassine à l'oreille, je n'en revient toujours pas: mon père arrête de payer. Ce salaud ne veut plus rien débourser pour mon traitement. Il a décidé de rompre le dernier fil qui nous unissait. Il a prit la décision de ... me libérer...
Carine m'injecte une solution de Phenylaminine 75mg.
Cumulus, nimbus et stratus prennent formes au plafond, se mélangent, tourbillonnent, se tissent en fil blanc laiteux et s'enroulent autour de mon âme, me tirent par le haut. Une impression de voler s'empare de moi.
Il est là devant moi à quelques pas, ce chien noir de jais, au yeux verts, au crocs acérés. Il m'attend sagement gueule béante au dents élimées, entouré de ses bruyants congénères.
Serrant dans ma main droite le masque Mickey Mouse, je m'aventure dans les hautes herbes d'un pas ferme et décidé. La Cadillac est tombée en panne au pied d'un réverbère tordu et je n'ai pas d'autres choix que de marcher. Le vent balaie mon visage, fait voleter mes longs cheveux dans tout les sens. Les brumes m'envahissent alors. Me revoilà au pied de la colline.
Carine m'injecte une solution de Butyl-Phézine 150 mg.
Mon songe devient irréel. Tout s'obscurcit autour de moi, mon esprit se libère de ce corps devenu inutile. Je suis en bas de l'escalier de pierre taillée. Dans une flaque d'eau croupie se reflète un corps enrobé de blanc. Mon corps.
L'image de ma mort.
Je me dirige vers la lumière d'un pas sûr.
Je veux continuer à rêver.
Je veux suivre la meute.