Il n'y a pas qu'en France qu'on aime guillotiner ceux qu'on a d'abord faits rois.
Prenez James Gray, par exemple : élu génie de la mise en scène à 25 ans pour son premier film, le superbement sombre et léché "Little Odessa", il fut descendu en flammes après son second ("The Yards", presque aussi bon) non seulement par le public Cannois mais également par l'omnipotent Harvey Weinstein, patron de Miramax, son producteur. Pas de bol.
Malgré un aussi puissant contempteur, il renaît difficilement pour réaliser "La nuit nous appartient", qui n'aurait pu se faire sans le soutien de ses deux principaux acteurs, Mark Wahlberg et Joaquin Phoenix, qui sont producteurs du film. Et là, patatra, nouvel accueil pourri à Cannes où l'on entendra des crétins hurler au "fascisme" et au "sarkozisme" à l'issue de la projection. Mince, un film où les flics gagnent à la fin, quel scandale !
La sortie du film en DVD (juste avant l'été dernier) permet un recul que mérite le cinéma de James Gray. "We own the night", titre original, était la devise d'une unité spéciale anti-criminalité de la police new-yorkaise dans les années 80, dissoute depuis. Mais ce pourrait être aussi, évidemment, le credo du personnage principal interprété par Joaquin Phoenix, gérant d'une énorme discothèque (c'est les années 80, j'ai le droit d'utiliser des mots ringards) et à ce titre, roi de la nuit. Très éloigné de son père et de son frère, tous deux flics de choc, il fait la fête, consomme différents stupéfiants et se trouve pratiquement adopté par la famille russe qui possède le club. Fêtard, jouisseur, maqué à une latino qui fait retourner tout le club sur son passage (Eva Mendès, atomique !), il préfère ne pas voir que ses patrons trempent sérieusement dans le trafic de drogue. Jusqu'à ce que son frère s'intéresse précisément à ce trafic et opère une descente dans la boite…
Que ce soient les problèmes de l'instinct filial et des liens du sang, ou l'affrontement entre un père biologique et un père adoptif symbolisant la lutte entre la Loi et la Jouissance, on voit que les principaux thèmes shakespeariens chers à James Gray sont à l'œuvre, toujours dans le New York de la communauté russe. Mais "La nuit nous appartient" n'est pas un polar intellectuel, comme pourraient l'être pour certains "Little Odessa" et "The Yards", c'est une belle machinerie de film noir classique, énergique et efficace. James Gray ne se départit pas de sa personnalité, alternant plans larges et bouts-portant oppressants, mais paye son tribut aux grands maîtres du genre, ce qui en fait un régal capable de réunir aussi bien les amateurs de divertissement que les aficionados du genre, prompts à repérer codes et allusions cinématographiques.
Coté acteur, Robert Duvall, hiératique dans un rôle de père originellement destiné à Christopher Walken (dont la présence aurait fait rôder les fantômes de Ferrara et son "King of New York"), apparaît d'autant plus magnifique qu'il vient porteur des références du Parrain ou de Bullit. Joaquin Phoenix est absolument formidable en bombe d'énergie refoulée, accompagné d'une Eva Mendès dont la présence, rare mais électrique, fait penser au rôle de Sharon Stone dans "Casino". Et Mark Wahlberg, dont le talent d'acteur ne m'a jamais bouleversé, a le bon goût de jouer la sobriété et le retrait.
Coté réalisation, on pense instinctivement à Scorsese à cause du New York des années 80, mais il me semble que l'influence de William Friedkin est plus évidente, via "French Connection" bien sûr, mais aussi "To Live and Die in L.A." (Police Fédérale Los Angeles). On retiendra quelques scènes d'anthologie, avec pulsations du danse-floor, angoisse du laboratoire clandestin et poursuite-fusillade en voitures sous des trombes d'eau, lorsque le père et le fils se cherchent désespérément pour se protéger mutuellement sans jamais se trouver.
Un très bon film, à visionner confortablement dans des conditions respectant la bande-son et les forts contrastes de l'image, sans oublier de consommer les cinq fruits et légumes quotidiens, évidemment, sinon les doigts boudinent et on ne peut plus se servir correctement de la télécommande, c'est pénible.
"La nuit nous appartient", un film en DVD de James Gray, 20 euros environ.
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