C'est l'histoire d'un mec de 27 ans qui a décidé de mourir. Il avait le choix : les médicaments, les objets tranchants, jouer à Spore, le base-jumping, les passages à niveaux… mais non, le mec, pour se suicider, il a décidé d'écrire un bouquin sur la branche de la Mafia qui sévit dans sa ville, la Camorra de Naples.
Donc voilà, Roberto Saviano est mort. Vous allez me dire que là, pour le moment, il est toujours vivant, mais comme il est officiellement condamné par la mafia, c'est un mort qui marche.
Et d'ailleurs, s'il marche encore aujourd'hui, c'est sans doute grâce à l'écrivain Umberto Eco qui a dû s'emporter publiquement au cri de "Ne laissons pas Saviano seul comme nous avons laissé Falcone et Borsalino" (les deux juges antimafia assassiné à Palerme en 1992) pour qu'enfin les autorités se soucient de la protection de Roberto Saviano. Lui qui avait dû quitter sa ville, vivre caché, ne plus jamais prendre d'ascenseur de peur d'y trouver un tueur, ne plus répondre au téléphone de peur d'en renseigner un autre, le voilà désormais flanqué en permanence de quatre policiers, ne quittant un appartement sécurisé que pour se rendre dans un autre appartement sécurise. Bref, s'il n'est pas mort, il n'a déjà plus de vie.
Qu'a-t-il donc fait de si terrible, Roberto ? Il est journaliste, il est du coin et il a fait une enquête en utilisant sa connaissance des lieux, les procès-verbaux des différentes affaires jugées et des centaines d'informations éparses. Tout ça pour dresser un tableau d'ensemble. Et contrairement aux autres, il n'a pas camouflé l'ensemble sous couvert de fiction; lui, il a tout gardé et il donne les noms, les chiffres et les lieux. Le résultat est non seulement effrayant, mais surtout totalement déprimant.
Alors bien sûr, il y a le folklore sanglant qu'on s'attend à trouver dès qu'on parle de mafia. Le trafic de drogues, les meurtres en rafales et les guerre entre clans. Au-delà de la longue litanie des forfaits psychopathes, on retient quelques anecdotes comme ce clan qui avait monté une sorte de livret d'épargne populaire sur la dope : les petits retraités, artisans ou commerçants, lassés de leurs 3% annuels à la banque, confiaient leurs économies au réseau pour acheter en gros et touchaient ainsi des rendements… stupéfiants : jusqu'à 100% de bénéfices tous les mois, à conditions de planquer chez eux de petites quantités de drogue empaquetées.
Mais Saviano expose surtout comment la Camorra est devenue totalement indissociable de l'économie italienne. Il montre que le secteur entier de la mode en Italie doit sa survie face à la concurrence asiatique à l'activité de la Camorra dans la confection et la contre-façon. Il révèle l'étendue de son implication dans des domaines aussi divers que le bâtiment, l'alimentaire et notamment le lait, le secteur de la santé, et bien sûr, le traitement des déchets qui a connu ces derniers temps une exposition médiatique très soutenue étant donné la crise des ordures à Naples.
Plus généralement, il démontre pourquoi et comment une telle organisation est finalement une forme d'avant-garde extrême et décomplexée d'un ultra-libéralisme radical : les relations entre la Mafia et le monde de l'entreprise ne reposent plus sur le racket, mais sur un échange mutuellement profitable de fournisseur performant à entrepreneur à la recherche du meilleur prix. Comme une tumeur cancéreuse, c'est une évolution du système économique qui est certes criminelle, mais finalement profondément logique, ce qui devrait en faire un sujet de réflexion majeur pour l'Europe entière. D'autant plus que la Camorra joue la mondialisation avec l'appétit féroce d'une multinationale : la cote d'azur, bien sûr, mais aussi l'Ecosse, l'Allemagne, les pays de l'Est et désormais l'Asie en point de mire.
Les dernières pages concernent la main-mise de la Camorra sur la filière de retraitement des déchets, et énumèrent les conséquences épouvantables déjà visibles ainsi que celles à venir. Ce sont les plus terribles. On frissonne ainsi d'apprendre comment un parrain malin, ayant sous sa coupe à la fois une usine d'engrais et une entreprises de retraitement des déchets, eut l'idée géniale de vendre à prix défiant toute concurrence un engrais en réalité coupé aux déchets toxiques. Payé pour retraiter les déchets, payé pour fournir de l'engrais, il faisait double bénéfice tout en ravageant sans scrupules les campagnes italiennes. Sauf que rien ne prouve que cet engrais n'ai pas pu être exporté ailleurs : il est tellement bon marché…
Le film tiré du livre de Roberto Saviano, qui a été présenté à Cannes et a obtenu le Grand Prix du festival, est sorti en France fin août. A lire avant de voir, et vous ne regarderez plus jamais la mozzarella de la même façon…
"Gomorra, dans l'empire de la Camorra", un livre de Roberto Saviano, NRF, 21 euros environ.
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