Préambule Important
Si vous n'avez pas à la fois un budget "loisir" dédié et les moyens de contraindre le "vous du futur" à le respecter, et la certitude (de préférence d'expérience) de ne jamais céder aux tentations visibles ou non, ne lancez jamais de gacha, quelle que soit la "convivialité" de sa communauté. Le gens ne sont pas égaux devant la tolérance à la manipulation mentale et si vous n'y êtes pas résistant vous n'êtes pas le problème (et en réalité seulement marginalement la cible de cette industrie).
Mon but dans ce thread est de démystifier un peu l'écosystème de ces jeux qui sont désormais bien ancrés dans le paysage et vont encore plus déferler vers nos PC et téléphones les mois à venir. Il ne s'agit pas de discuter les jeux individuellement mais bien de façon générale, en couvrant des points comme la réglementation en Extrème Orient (encore une grande partie du marché), les problématiques "statistiques" derrière les mécanismes aléatoires, la raison de leur popularité ou les techniques de manipulation.
Je suis convaincu que connaître tout ça aide à se retrouver dans ces jeux pour ceux qui voudraient franchir le pas (pour peu de respecter les précautions du préambule).
Historique Législatif
CPC a donné un bon résumé des enjeux de la législation occidentale dans un ancien "Au Coin du Jeu", je me limiterai ici au côté asiatique.
Au Japon
Les gacha (sous leur forme mobile) ont commencé à se déployer au Japon et en Corée au milieu des années 2000, vite rejoint par la Chine. Il y a à la fois des raisons sociétales et culturelles pour leur succès. Le marché s'est développé de façon anarchique pendant une petite dizaine d'années sans réglementation spécifiques, avant que deux scandales importants se produisent au Japon. En pratique, c'est bien la réaction de l'opinion publique qui a contraint les entreprises japonaises à "s'auto réguler" tandis que le gouvernement surveillait avec le doigt sur le bouton de destruction massive.
En 2012, il y a eu au Japon plusieurs faits divers d'adultes ayant dépensés plus de 50 000 € dans ce qu'on appelait alors des "Gacha Complets". En pratique, il s'agit de mécanismes de "chasse au trésor" où obtenir une demi-douzaine d'objets in-game permettait de débloquer le gros lot, sauf que le mécanisme était volontairement trompeur, les objets étant absolument distincts dans leur rareté.
Imaginez par exemple pouvoir ouvrir le gros coffre en collectionnant une pomme, une bouteille de lait, une griffe de dragon et un lingot d'or.
L'organisme de protection des consommateurs s'est saisi du dossier en déterminant que cette mécanique tombait sous le coup de la loi (des années 70) sur les jeux et donc illégale. Les gros acteurs du marché ont vu leur valorisation boursière chuter de 20% et leur réputation (un aspect important culturellement) largement détruite. Même les compagnies qui n'utilisaient pas le "gacha complet".
Aujourd'hui cette mécanique est illégale, même s'il reste en pratique possible de faire des "chasses au trésor" si les objets sont de rareté équivalente.
En 2016, c'est Cygames (Gran Blue Fantasy) qui s'est retrouvé sous le feu des projecteurs pour des faits divers de joueurs ayant dépensé 5 000 € pour obtenir un personnage dans le gacha. La diversification de la licence GBF en direction des "jeux standards" date également de cet épisode.
Suite à ces deux principaux incidents, l'ensemble des acteurs Japonais du domaine (Bandai, Sega, Cygames, Konami et d'autres) se sont regroupés pour former une instance "d'auto-régulation" et s'appliquer deux règles principales : (1) montrer systématiquement aux joueurs les probabilités de gain, qui ne doivent jamais tomber en dessous de 1% (0.01) et (2) s'assurer qu'aucun objet (personnage) ne coûte plus de 50 000 Yen (autour de 300 €).
Ce principe de compagnies d'un secteur industriel qui se regroupent et s'autorégulent est une pratique fréquente dans l'industrie japonaise. Par exemple, les conditions de travail (et salaires) de différents secteurs (comme les jeux vidéos) sont largement contraints par ce genre d'accord largement au dessus du salaire minimum légal dans l'archipel.
Ca n'en reste pas moins une forme d'autorégulation, à part "montrer le bâton" pour menacer d'appliquer les lois génériques des jeux d'argent, les organismes de défenses de consommateurs n'ont pas de moyen de contraindre par exemple les entreprises à leur donner accès à leurs mécaniques aléatoires. C'est aussi un mécanisme strictement limité aux acteurs de l'archipel, les compagnies (chinoise, coréennes ou occidentales ) n'ont pas à s'y soumettre.
Aujourd'hui, il y a encore régulièrement des incidents de "forte dépense". Généralement, l'opinion publique japonaise considère que les gens qui se font avoir par les mécaniques de gacha sont "de gros losers manquant de contrôle d'eux-même", mais un nouveau scandale reste possible.
Le mois dernier, un adulte de 31 ans a dépensé 250 000 € de sa grand-mère sur un obscur MMO chinois (en pratique des loot boxes). Les média ont couvert l'histoire mais il n'y a pas eu de scandale (et ca n'est pas une société japonaise).
En Chine
Ca ne surprendra personne que le Parti Communiste Chinois est bien plus prompt à légiférer, que ce soit en positif pour des questions de santé publiques (évoquées dans cet autre "Au Coin du Jeu") ou pour des questions plus autoritaires.
En Chine, les réglementations sur le fonctionnement des gacha sont clairement inscrites dans la loi (à partir de 2013). En plus de la protection des mineurs, les points importants en sont les limites de paiement (y compris pour les adultes) et l'obligation de rendre tout ce qui fait l'objet de tirage aléatoire "achetable" pour un prix connu d'avance. L'affichage des probabilités y est également obligatoire.
Ce dernier point est l'origine des mécaniques de "pity" (ou garantie) dont je parlerai plus bas. Là encore, il s'agit d'une application strictement chinoise, certaines - rares - compagnies chinoises n'appliquent ces règles que pour leur marché interieur (au risque que le parti leur tombe dessus, puisque lui considère réguler de façon "globale").
Je n'ai pas trouvé dans les textes l'obligation de divulgation du code des générateurs aléatoires, mais ça ne doit pas beaucoup empêcher le parti de faire une descente si besoin. En pratique, beaucoup de sociétés chinoises donnent du coup également accès à l'ensemble des historiques de tirage (parfois par une API logicielle simple) et de nombreux joueurs chinois utilisent cela pour post-traiter et vérifier que les taux affichés sont bien respectés.
A l'automne dernier, l'équivalent d'un membre du gouvernement a tenté d'aller encore plus loin dans la protection des joueurs en durcissant les règles sur les mécaniques de connexion quotidienne (un gros outil d'hameçonnage des joueurs) et d'aller encore plus loin sur l'alternative d'achat direct. Les principaux acteurs du marché ont perdu des milliards en bourse dans la nuit de diffusion du "document de travail".
Aujourd'hui, ce dignitaire a été mis à la retraite anticipée, son projet est sous la forme de confettis. Rien ne dit que le gouvernement chinois ne reviendra pas à la charge, mais pas en cette situation de crise économique d'une grande partie de l'industrie chinoise.
Rien que démographiquement, les joueurs chinois forment la communauté la plus grande et donc la plus impliquée dans la collecte et le post traitement de données statistiques. Le fait que les communautés des différents jeux sont en situation de guerre permanente sur les réseaux sociaux les motive probablement encore plus à chercher la petite bête chez les éditeurs "ennemis" pour les dénoncer au parti.
C'est actuellement de cette communauté qu'émanent les plus grandes analyses de modifications de probabilités "comportementales".
En Corée
La Corée est peut être le pays où les gachas informatiques se sont déployés en premier (2003), et où la loi d'obligation de divulgation des probabilités est une des plus précoces (2016), mais c'est aussi le pays où les grosses entreprises du secteur (Nexon, NCSoft, Netmarble) ont un poids exorbitant dans la politique et n'ont pas hésité à négocier avec leur gouvernement la non promulgation de cette loi pour en pratique 's'auto réguler', à la japonaise (spoiler: ça n'a pas marché), en refusant que "leurs secrets industriels soient divulgués à la concurrence" (étrangère).
Après de nombreuses pétitions signées par les joueurs et surtout un énorme scandale de manipulation des probabilités largement inférieures aux valeurs affichées par l'éditeur, l'organisme de régulation des jeux vidéo (GRAC, aussi en charge du "PEGI" coréen avec des résultats - on va dire mitigés) a finalement légiféré cette année. Nexon a été condamné à une amende record de presque 10 Millions pour des manipulations multiples entre 2010 et 2021 (oui oui...) sans jamais en avoir informé les joueurs. Ca représente en pratique moins de 5% de leurs bénéfices sur cette période.
La GRAC s'est également dotée des moyens coercitifs de contrôle pratique des algorithmes.
La veille de la promulgation de la loi, énormément d'éditeurs coréens ont annoncé qu'après vérification leurs probabilités étaient fréquemment inférieures aux valeurs qu'eux même affichaient (parfois d'un facteur 10). Ce mois ci, la GRAC a communiqué sur le fait que la plupart des jeux - y compris étrangers - étaient en phase de régularisation de leurs nouvelles obligations de publication des probabilités.
Taiwan
Taiwan est également un peu à la traine côté régulation, mais une loi contraint la publication des probabilités depuis 2023.
La Question des Probabilités
Ou "Pourquoi c'est compliqué pour les développeurs d'afficher un unique chiffre de chance de gagner ?" (et en plus, c'est à l'avantage des joueurs).
L'expérience utilisateur, et en particulier la perception d'épisodes "chanceux" (perception plus ou moins réelle) est au coeur de la mécanique. En pratique, le résultat d'un générateur aléatoire (RNG) sera une jolie courbe en cloche, avec au milieu une immense majorité d'évènements oubliables - et oubliés - qui représentent la majorité du chiffre d'affaire des développeurs, et à chaque extrémité des évènements rares de "chance" et de "malchance".
Ces derniers évènements vont être les plus marquants pour les joueurs, alors qu'ils représentent des cacahouètes dans le revenu des éditeurs, et du coup la plupart des (gros) éditeurs vont les manipuler.
En pratique, les évènements de malchance vont tout simplement être expurgés du générateur aléatoire, parce que l'insatisfaction du joueur est bien plus importante à éviter que les quelques pourcents que ça représente dans la statistique.
La perception du calcul des statistiques est également quelque chose avec lequelle Shadockl'humain moyen a beaucoup de mal. Si un évènement a un pourcent de chance de se produire, la probabilité qu'il se produise au bout de 100 tentatives est bien loin des 100% qu'on pourrait estimer en faisant 1 x 100. (En pratique, c'est 63.4 %).
Eh bien là encore, les éditeurs des gacha (à commencer par les chinois) ont mis en place des mécanismes de "pity" (ou garantie) qui bricolent les probabilités du générateur pour assurer une garantie (impossible statistiquement) et encore une fois filtrer de jeu les évènements malchanceux. Le concept de "pity" est tellement apprécié par les joueurs qu'il a largement essaimé en dehors de Chine pour devenir un quasi standard de fait.
Bref, le législateur extérieur qui voudrait vérifier que tel ou tel jeu vérifie bien "les probabilités affichées" se retrouve un fait piégé dans un descriptif textuel horriblement long et compliqué, remplie de probabilités aléatoires bricolées (à l'avantage du sentiment de satisfaction du joueur). Exemple pour Genshin Impact(et encore, il n'y a pas tout).
Certaines sociétés préfèrent planquer tout ça derrière une simple probabilité moyenne (de toute façon il n'y a pas la place sur l'Appstore ou le GooglePlay Store pour mettre toutes les explications) qui est mathématiquement correcte mais ne représente absolument rien du tout de ce qui se passe.
La Question des Probabilités Comportementales (bis)
La plupart des grandes sociétés millionnaires (ou mieux) de l'industrie du gacha (= celles qui ont les moyens de les localiser pour nous) respectent scrupuleusement les règles de probabilité, en tout cas maintenant, même les coréennes (cf plus haut).
Et malgré la complexité apparente des mécanismes, n'importe quel étudiant ou data analyste est capable de programmer un outil capable de contrôler tout ça en ayant accès à des milliards (billiards?) de tirage dans des bases de données dûment enregistrées par les joueurs.
Le problème est dans les détails, ou plutôt la "dynamique" des tirages.
Normalement, la RNG doit fonctionner comme stipulé au dessus. Egale pour tous les joueurs et respectant les règles statistiques.
Sauf que le coeur de cette industrie est d'interagir sur le comportement du joueur :
- est-ce qu'il est déjà un bon client ou est-ce qu'il vient d'arriver et qu'il faut l'hameçonner ?
- est-ce un joueur à peu près free to play (ce terme a été galvaudé et correspond maintenant à des gens qui dépensent autour du prix d'un jeu standard chaque saison) ou une baleine ?
- est-ce que c'est un streamer et faut il en conséquence lui donner de la chance pour son stream ? (là je trolle).
Tout cela est strictement illégal ou du moins irrespectueux des règles imposées sur le générateur. Mais c'est aussi ce qui est le plus aisé à modifier de façon invisible du joueur en respectant en pratiques les probabilités "à long terme". On entre dans le domaine de la data science et des corrélations entre données du profil utilisateur (normalement planquées).
Aucun organisme public à ce jour n'a réellement publié la moindre enquête sur ce sujet, alors que certains éditeurs comme Nexon (toujours dans les bons coups eux) ont enregistré des brevets à l'image de ce qu'on fait les gros éditeurs américains pour les lootboxes. Là encore, déposer un brevet et l'utiliser sont des choses bien différentes, et la perception humaine fait que de toute façon le résultat va être imperceptible (si c'est bien fait).
Là on quitte le domaine des projets d'étudiants et on entre carrément dans les mathématiques bien grasses et les doctorats en mathématiques, avec analyse de corrélation et lois plus ou moins imbitables (plutôt plus, toutes).
Les plus grosses communautés (chinoises) ont carrément développé des outils externes (qui ne sont pas décelées par l'anticheat) permettant aux joueurs d'enregistrer leurs tirages avec des informations personnelles supplémentaires. Les Chinois n'ont pas le même rapport que nous aux données personnelles (PCC oblige) et acceptent massivement de le faire.
A ma connaissance, la plupart des études (compliquées) faites sur les gros gacha (e.g. Genshin) pour étudier la manipulation ont donné des résultats absolument conformes aux valeurs attendues, mais ça n'est évidemment pas une preuve pour l'intégralité de l'industrie.