Un "up" magistral pour livrer quelques réflexions que j'ai faites sur SOTC (et donc bien sûr sur la fin du jeu comprise, ATTENTION AUX SPOILERS donc).
Attention aussi : ce message est très long et comporte trois réflexions.
Shadow of the Colossus ou le pouvoir de la vie
Avant tout, je tiens à souligner que Fumito Ueda n’a pas voulu en particulier transmettre un « message » par son œuvre vidéoludique ; pour reprendre les termes de Roland Barthes, je dirais qu’il n’y a que des « probabilités », probabilités de message uniquement. Voici la mienne :
Shadow of the Colossus, plus que la détérioration de l’être humain prêt à tout pour sauver l’être aimé (ici, l’être aimée), célèbre avant tout le pouvoir de la vie, le miracle qu’est la vie. Ce pouvoir se manifeste sous trois formes :
La première force est bien entendu la « résurrection », but initial de la quête de Wanda : ramener à la vie, par le pouvoir de Dormin, sa… sœur, amie, compagne (peu importe : seul compte ici l’attachement). Dormin serait une allégorie du dévouement, du souvenir : penser très fortement au mort, en étant prêt pour lui à abattre une quinzaine de colosses, ou tout simplement en ne l’enterrant pas (dans les deux sens : physique, c'est-à-dire l’inhumation, ou mental, dans les souvenirs), en y pensant, en ne « passant pas à autre chose ». Par ce dévouement, l’être renaît, sinon dans le sens propre du terme (comme dans SOTC, allégorie une fois de plus), du moins dans nos souvenirs, dans le cœur humain.
Mais ce dévouement ne prend-il pas également une forme de croyance absurde ? Wanda ne se fait pas à l’idée de la mort de sa compagne-amie -sœur, il défie la vie : là est également le danger, puisqu’il réveillera Dormin, etc… Les colosses seraient ainsi les obstacles logiques (la raison) qu’il faut vaincre (j’insiste sur vaincre) pour pouvoir recréer la vie. Cette totale absence de renonciation est pernicieuse : la vie est un miracle à son origine ; vouloir un second miracle est dangereux quand on y consacre sa vie entière en étant prêt à tout sacrifier (la sécurité des autres et notre propre vie) pour le faire revivre. En résumé, la vie ne doit pas être défiée : étant un miracle, elle dépasse l’homme.
La seconde forme que prend le miracle de la vie dans SOTC est aussi simple à trouver : la « renaissance » (là encore, prenons le terme au sens propre) de Wanda à la fin du jeu, retourné à l’état de bébé. Une fois de plus, on peut développer cette métamorphose comme un pardon, un retour à l’innocence, une seconde chance, etc… On n’aura sans doute pas tort, assurément.
Mais ce qu’il faut voir également, c’est que la vie, même si elle est défiée (voir la première partie), sort triomphante : en faisant renaître Wanda, le pouvoir de la vie lui impose sa loi ; nous irons jusqu’à dire qu’il s’agit d’une forme d’impérialisme : la vie miraculeuse s’impose à tous, pêcheurs ou non ; bien plus, Wanda n’aura pas conscience d’avoir été victime de cet impérialisme (comment peut-il savoir tout ce qui l’a mené à une renaissance qu’il appellera lui-même naissance ?), ce qui en renforce d’autant plus le pouvoir. En somme, la vie est partout ; la défier ou la nier (ce que fait Wanda) est vain : elle vous rattrape toujours, ce qui est d’ailleurs nécessairement un bien. SOTC est une œuvre résolument optimiste.
Enfin, la troisième forme que prend le pouvoir de la vie tient à un troisième et dernier miracle : Agro vit encore après sa terrible chute. Celui qui dit : « Mais c’est incohérent ! Comment peut-il s’en tirer avec une simple patte cassée, comment cela se fait qu’il n’est pas mort ? » n’aurait absolument rien compris à l’œuvre. SOTC célèbre le pouvoir miraculeux de la vie, qui, nous l’avons dit, s’impose à tous. Quand la compagne-amie-sœur de Wanda aperçoit Agro, elle ne dit rien : c’est une acceptation, tacite, de ce miracle de la vie, qu’il ne faut pas discuter, car non seulement ce serait dangereux (voir la première partie), mais car il est également totalement supra-rationnel.
Ce qui nous amène à cette question : le pouvoir miraculeux, est-ce Dieu, ou tout du moins une forme d’Être Suprême/Divinité supérieure/Grand Horloger voltairien ? Pourrait-on voir dans l’œuvre de Fumito Ueda une célébration du miracle religieux (chrétien, même) ? L’idée est loin d’être idiote : Dormin est une divinité, les colosses renverraient aux Douze Titans de la mythologie grecque… De plus, il est évident que le retour à l’innocence pré-Édénique ainsi que le « jardin d’Eden » à la fin du jeu en sont des références. C’est en tout cas la lecture de SOTC que je propose ici : Fumito Ueda est sinon un croyant, du moins a la foi (la différence est majeure, essentielle).
A l’ombre des chimères (des colosses ?) violemment athées de cette époque l’image de la religion, et non pas la religion elle-même, est dénaturée par ces pensées : elle n’est plus, aux yeux de l’opinion, que l’ombre d’elle-même) ; la lumière, les Lumières (à opposer aux ombres), ne seraient plus ces philosophes violemment athées, mais ceux appelant à la raison. Fumito Ueda défend les colosses : on joue un colosse à la fin du jeu SOTC serait ainsi une ode à la tempérance, certes, mais une ode au pouvoir miraculeux de la vie tout de même.
Shadow of the Colossus ou les ombres de l’art
« Le plus intéressant dans un récit, ce sont les ombres » (Jean Giono).
Les ombres dans Shadow of the Colossus sont omniprésentes, sous diverses formes. Quelles significations dès lors en donner pour la compréhension de l’œuvre vidéoludique ?
Les ombres sont tout d’abord, on aura tôt fait de le remarquer, présentes dans le titre même du jeu : « Shadow of the Colossus » ; mais l’on remarquera encore que le mot « ombre » n’est pas porté au pluriel. Qu’importe ? En effet, « Shadow of the Colossus » peut certes être traduit par « L’ombre des Colosses », mais je préfère plutôt cette traduction : « A l’ombre des Colosses ». Le pluriel est ainsi dans une certaine manière contenue dans le singulier. Pourquoi diable Fumito Ueda a-t-il voulu inclure dès le titre la notion d’ombre ? On l’a dit, parce qu’elle est essentielle. Mais pourquoi ?
La première explication évidente tient à la taille gigantesque des colosses ; de là vient forcément l’ombre qui engloutit véritablement Wanda. Mais encore : à l’ombre des colosses, Wanda voit sa perception de ses actes être atténués. En effet, les ombres cachent la vérité à Wanda ; cette vérité, c’est de l’être qu’il est en train de devenir – une bête. Les ombres des colosses servent dès lors d’excuse à Wanda : il ne peut voir et appréhender la réalité en face, car la vérité est métaphoriquement cachée par les ombres. La vérité est en effet intrinsèquement liée dans Shadow of the Colossus à la lumière : prenons l’exemple de l’épée sacrée qui, par la lumière qu’elle reflète, montre le chemin, la voie à suivre. Là encore, tout est dans la métaphore : l’épée, symbole du Bien, montre le chemin, le bon chemin, et non pas celui que Wanda et le joueur suivront pour se retrouver perdus – perdus dans les ombres du mensonge, du faux chemin. Mais alors comment expliquer que Dormin apparaisse dans un flot de lumière ?
L’explication est plus simple : Dormin, divinité, est liée à la vérité. Dieu ne peut pas mentir, affirme René Descartes dans les Méditations métaphysiques : il ne peut chercher à me tromper. Et en effet Dormin ne ment à aucun moment : il prévient Wanda que le prix de la résurrection de sa compagne sera dur à payer – et il l’est - ; comme l’épée, il lui montre de plus le chemin – les indications menant à trouver le point faible des colosses. Chez Dormin, tout comme chez l’épée, tout est dans l’interprétation : l’on doit interpréter les indices, tout comme l’on doit interpréter le chemin montré par l’épée (et non pas le suivre tête baissée – retenons cette image -, ce qui pourrait tout aussi bien nous perdre).
La dualité de l’ombre et la lumière apparaît dès lors : l’ombre, c’est ce qu’on fait sans réfléchir, sans l’éprouver pleinement par notre propre pensée (tuer les colosses) ; la lumière, c’est ce qui donne à réfléchir, ce qui ne trompe pas (le chemin de l’épée, les indications de Dormin) à condition d’être judicieusement interprété. La réflexion est ainsi au cœur de cette dualité – réflexion qui est par ailleurs celle de l’épée qui reflète les rayons du soleil (là encore, une métaphore).
Mais encore : revenons sur notre postulat de base, à savoir qu’il y a ombres car immenses colosses. Comment alors interpréter les « petits colosses » (je pense bien sûr aux deux « taureaux » en furie) ? On pourrait penser qu’ils sont hors-sujet, qu’ils ne sont qu’une divagation n’ayant pour but qu’apporter de la diversité dans le gameplay (ce que ces deux colosses apportent effectivement). Ces deux colosses doivent en effet nous conduire à repenser notre idée d’ombres. Les ombres ne sont encore – pour changer – que des métaphores : des métaphores de l’absence de scrupules. Qu’importe donc si les colosses soient de la taille de l’ultime ou bien des « taureaux » !
Ou plutôt non : pourquoi les petits colosses sont-ils tous en furie ? Ils foncent tout bonnement tête baissée, sans réfléchir ; le premier « taureau » a peur du feu : instinct primitif de conservation s’il en est ; le second doit être énervé en lançant des flèches du haut de notre tour. Quelles significations pour ces deux colosses ? Une et une seule, la même que précédemment : l’absence de réflexion. Wanda est face à deux taureaux qui foncent, on l’a dit, tête baissée : à l’image du vagabond lui-même ; ces taureaux ont gardé leurs instincts primitifs, comme Wanda, qui abandonnera son état d’être humain pour tuer, tuer et tuer de plus belle, pour perdre son humanité à la fin – la transformation en colosse, la même bête apparemment tout aussi primitive, qui cogne, qui frappe.
Le troisième aspect que prennent les ombres dans Shadow of the Colossus n’est dès lors qu’un simple corollaire : rappelons-nous, à la fin de chaque combat, les « ombres » qui émanent du corps de Wanda. Leur signification ne deviendra apparente que lors de l’exceptionnel épilogue – comme tout, en réalité, dans l’œuvre de Fumito Uuda. A chaque terrassement de bête, Wanda gagne ainsi une part d’ombre ; son vêtement, clair au départ, tend de plus à plus à s’obscurcir, de même que son visage, ce qui fait tout de même l’humanité de l’individu (pensons par exemple à cette photo de Griffiths présentant une femme à l’humanité niée par le visage caché (mais encore par le bout de papier qui la fiche tel un objet, mais l’on s’éloigne ici du sujet)).
L’analyse est une nouvelle fois identique : les ombres qui l’envahissent peu à peu traduisent sa progressive perte d’humanité, de réflexion personnelle (plus il tue, moins il pense pourquoi il tue – tout comme le joueur, le jeu vidéo devenant alors dans cette optique supérieure aux autres arts d’expression par la possibilité qu’il offre à son spectateur d’être également acteur).
Concluons par le développement de la citation de Jean Giono en début de cet article. Pour Jean Giono en effet, tout livre ne devient littérature que par la part d’ombre, c’est-à-dire d’inexplicable, qu’il contient – et Shadow of the Colossus en contient bien sûr, au propre comme au figuré. Mais cet inexplicable peut s’interpréter : de là naissent les théories, les commentaires, bref la science de l’herméneutique. En ce sens, la Bible, le Coran et plus particulièrement le Talmud seraient les trois plus grandes œuvres littéraires au monde. Ainsi, comme l’affirme Milan Kundera, le roman dépasse le romancier.
Arrêtons-nous un instant sur la dernière supposition et démontrons-la non par l’incipit de Perceval ou le Conte du Graal, qui présenterait dans cette perspective, dès le Moyen Âge, les caractérisques même d’un roman qui ne se sait alors pas né (les autres pourront aller au paragraphe suivant). Par exemple : « ils avaient douze bœufs et six herses » : pourquoi douze et non pas treize ? pourquoi six et non pas cinq ? Là naît la contingence, soit l’arbitraire du roman qui le détermine et qui encore aujourd’hui est débattu. Il est évident que Chrétien de Troyes n’avait à l’époque pas conçu que son œuvre serait perçue comme telle aujourd’hui : mais elle l’est par sa postérité, car elle est une œuvre d’art.
De même pour Shadow of the Colossus : les interprétations que nous élaborons à partir de l’œuvre de Fumito Ueda n’ont sans doute pas été pensées ainsi par le concepteur japonais. Et alors ? Nous interprétons quand même, et nous croyons le faire judicieusement : en ce sens Shadow of the Colossus est bien une œuvre d’art, en ce sens le jeu vidéo est lui aussi une forme d’expression artistique – malheureusement ternie par l’immense majorité des productions actuelles et qui ne peuvent fort logiquement le laisser s’épanouir en tant que tel. Les ombres de Shadow of the Colossus donnent à penser : car c’est bien la réflexion qui figure dans le titre même de l’œuvre. En ce sens, Shadow of the Colossus est bien l’éloge de l’art de la réflexion.
Shadow of the Colossus ou le joueur joué
Le mot "joueur" revient en effet souvent dans ton exposé. C'est là où le jeu vidéo est à mon sens un art : il implique par l'émotion le joueur, bien plus que le spectateur ou le lecteur. Le meilleur exemple est la scène, toujours dans l'épilogue, où le joueur essaie tant bien que mal de ne pas être "aspiré" par le souffle, de ne pas être séparé de sa "compagne" ; de même, lors de la chute d'Agro, le joueur est tenté de se dire : j'ai dû mal négocier ; il charge sa partie. Mais las, il revit une seconde fois l'épisode, comme s'il avait tué à nouveau Agro.
Comme dans Braid (attention SPOIL),Spoiler Alert!
Le joueur inconscient n'a pas le choix : pris dans le fascisme du jeu linéaire (le fascisme oblige, dit Roland Barthes), il ne peut, pour rentabiliser son investissement (de temps et d'argent), que continuer. Il cherche à se distraire : en somme, c'est bien ce qu'il fait ; sa conscience, sa perception de ses actes, sont tournées ailleurs (sens étymologique de divertere) par le jeu malicieux de l'artiste.
:Spoiler Alert!Spoiler Alert!