Conclusion
L’armée russe a été pensée et conçue pour une guerre de destruction des forces armées de l’OTAN, pas pour une guerre d’occupation sur un territoire aussi étendu que celui de l’Ukraine. C’est l’un des nombreux paradoxes de cette armée : elle peut mille fois atomiser l’Europe ou les Etats-Unis, mais, faute de forces conventionnelles en nombre suffisant, elle piétine pendant trois mois devant les lignes de défense de l’armée ukrainienne. Début juin 2022, ses gains territoriaux, toutefois, ne sont pas anodins, avec, depuis 2014, pas moins, selon les propres chiffres du président Zelensky, de 20% du territoire ukrainien (125.000km2) qui se trouve entre les mains de Moscou, tandis qu’en mer Noire, la flotte russe de mer Noire mène le blocus des ports de mer Noire. L’Ukraine devient un pays enclavé, coupé de ses marchés extérieurs.
Ce conflit est étrange, anachronique. Débuté, comme le Printemps de Prague (1968) jadis, par la volonté de Moscou d’empêcher à ses frontières l’émergence d’un régime démocratique dont le modèle pourrait saper ses propres institutions et mettre à mal ses réseaux politico-affaristes, il a pris l’allure d’une expédition punitive. Une fuite en avant irrationnelle, presque rageuse face aux échecs à répétition de l’armée russe. Il ne s’agit plus de contrôler le pays, ses villes, de mettre ses infrastructures économiques au service de l’économie russe, mais au contraire de les détruire, y compris dans l’est, pourtant prétendument peuplé, selon la propagande du Kremlin, de populations pro-russes. Depuis début mars 2022, cette guerre a pris, comme hier en Syrie, l’aspect d’une guerre totale de type Seconde Guerre mondiale, dans laquelle l’assaillant détruit par tous les moyens disponibles, et où qu’ils se trouvent, les forces de l’ennemi, sa logistique, ses centres de commandement, ses réserves de carburant, les routes et voies de chemin de fer, tout objectif jugé stratégique, etc., sans tenir compte des pertes civiles que les combats engendrent. On est ici à mille lieux des pratiques des armées occidentales en Afghanistan ou en Syrie. Au vrai, ce conflit est le parfait reflet de la vision que les élites russes, militaires et civils, se sont forgées du monde et d’elles-mêmes sous l’influence de l’héritage soviétique, jamais remis en cause, le reflet de la psychologie et des idéologies qui animent ces dirigeants et ces généraux, de leur volonté atavique, presque pavlovienne, de faire jouer à la Russie un rôle de puissance mondiale quand son PIB, sa démographie, sa base technologique et industrielle, ses conflits intérieurs, la dépendance de son économie aux matières premières, auraient dû la voir privilégier son espace national, déjà gigantesque. Un pays dont la politique agressive, impériale, à ses frontières est naturellement génératrice de conflits épuisants, stériles, qui, le processus est à nouveau à l’œuvre sous nos yeux, conduisent comme toujours dans l’histoire russe, à l’apparition au Kremlin d’un régime politique de plus en plus répressif. D’un pays qui s’évertue à envoyer des sous-marins nucléaires devant les côtes américaines alors même que certaines de ses régions manquent de routes, d’eau potable et d’électricité. Un pays, le plus étendu du monde, dont le PIB nominal par habitant n’arrive qu’en 65ème position mondiale, devant l’île Maurice et derrière l’Argentine (FMI, 2021), mais entend rivaliser en puissance et en influence avec la Chine, les Etats-Unis ou l’Union européenne. La Russie n’a jamais eu les moyens des ambitions géopolitiques de ses dirigeants !
L’avenir qui s’offre à l’Ukraine après ce conflit est dramatique. Ses infrastructures économiques et urbaines en deçà d’une ligne Kyiv-Crimée sont très dégradées alors même que les combats sont toujours en cours. Mais la part la plus inquiétante de cet avenir est probablement son volet démographique. Il n’y a d’avenir que d’hommes. Depuis 1993, avant même le début du conflit, l’Ukraine avait déjà perdu dix millions d’habitants en raison de l’émigration et d’un solde naturel dramatiquement bas. Le conflit militaire n’a fait aggraver la crise démographique. Depuis le 24 février 2022, le pays compte ainsi, selon les chiffres de l’ONU, quelque 8 millions de déplacés intérieurs et 6,6 millions de réfugiés à l’étranger, à 90% des femmes et des enfants. Paradoxalement, c’est la partie est de l’Ukraine, celle-là même que Moscou entendait libérer en priorité des supposés « nazis de Kyiv », qui est la plus touchée par les combats. Le coût de relance de l’économie et de remise en état des infrastructures du seul Donbass seraient pour Moscou énormes. Les travaux ne pourront se faire – si les budgets sont trouvés – que sur le long temps et une fois le conflit achevé. Rappelons que la seule reconstruction de la Tchétchénie a officiellement coûté entre 2001 et 2014 au budget russe 464 milliards de roubles, soit entre 5 et 7 milliards de $ . Or les destructions dans les oblasts et régions qui sont ou viendraient à être occupés par Moscou d’ici quelques semaines ou mois sont incommensurablement supérieures à celles de la petite république du Caucase . A ces destructions s’ajoutent les centaines de milliers de munitions, bombes, mines et IED non-explosés, les milliers de réserves de carburant et usines chimiques détruites, etc. qui vont constituer pendant des années un danger mortel pour toute vie humaine, sans compter les pollutions des sols et des nappes phréatiques qu’ils engendreront. Ces régions ont également été largement vidées de leurs habitants, dont seule une faible part a été « accueillie » en Russie . Tout semble indiquer que l’est du pays, si le conflit ne s’étend pas, pourrait prendre l’aspect d’une grande Abkhazie : des régions dévastées, vidées de leur population jeune, possiblement rattachées à la Fédération russe après de pseudo-référendums, tout en gardant un statut non-officiel de zone tampon d’avec le reste de l’Ukraine. Les régions occidentales du pays, quant à elles, conserveraient, certes, de larges pans de leurs infrastructures intacts, mais demeureraient sous la menace d’une résurgence du conflit si la Russie venait à le décider. Cette Ukraine-là peinera à attirer à elle capitaux et investissements étrangers. Elle demeurera un Etat mutilé, enclavé, fragile, très dépendant de l’aide internationale. Son entrée dans l’UE pourrait n’y rien changer.
Reste à connaître les décisions que prendra le Kremlin dans les mois et les années à venir. Si l’on prend pour argent comptant les termes du discours prononcé par V. Poutine au matin du 24 février 2022 (voir tableau H infra), l’offensive russe ne viserait qu’à « démilitariser et dénazifier » l’Ukraine, c’est-à-dire détruire son armée et sa BITD, et ne prévoirait pas d’occupation. Quelques jours plus tard, face aux premiers déboires de son armée, le Kremlin ajoutait ne plus vouloir d’un changement de régime à Kyiv. Les combats n’en continuaient pas moins. A contrario, pris au pied de la lettre, l’article de commande de ce T. Sergueïtsev, déjà évoqué ci-dessus, et les déclarations de nombreux politistes russes ne sont ni plus ni moins que des appels à la destruction totale de l’Ukraine en tant qu’Etat et nation, mais aussi au massacre d’une partie de sa population . Partant, ils laissent bien entrevoir un conflit long. J’ai toujours considéré qu’il existait une barrière entre les écrits des idéologues russes – dont le rôle serait avant tout de donner à la nouvelle génération, celle née après 2000, une idéologie qui garantirait la pérennité du pouvoir poutinien – et les idées qui animent les équipes du Kremlin. Ces idées seraient pragmatiques, rationnelles, façonnées par les faits et la réalité des relations internationales. Les violences perpétrées par l’armée russe dans les zones occupées et l’ampleur des bombardements semblent devoir me donner tort et pourraient être la preuve que V. Poutine et son entourage ont fini par devenir eux-mêmes victimes de ces idéologies « nationalo-impériales » qu’ils ont contribuées à créer.
Si le régime poutinien perdure, sous sa forme actuelle ou, demain, sous une forme plus autoritaire encore, cette guerre ne peut que durer. Côté russe, elle tourne, certes, à la pantalonnade : le gouvernement ukrainien, comme l’armée, tiennent toujours, Kyiv ne varie pas dans sa volonté de rejoindre l’UE et l’OTAN, le peuple ukrainien, y compris les russophones, sont unis comme jamais, l’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou a rompu avec le patriarcat de Moscou, l’Alliance atlantique qui était il y a quelques mois encore « en état de mort cérébrale » (E. Macron, 2019) a redressé la tête alors que Suède et Finlande s’apprêtent à la rejoindre, les Etats-Unis réaffectent des troupes en Europe, l’Allemagne se réarme, les armées et les armes russes sont discréditées, l’économie et l’industrie exposées à des sanctions sans doute uniques dans l’histoire de l’Europe moderne. On pourrait presque en rire, si des dizaines de milliers de pauvres gens n’étaient morts sous les bombes. Les facteurs géopolitiques qui ont poussé Moscou à intervenir sont donc non seulement toujours présents, mais encore ont-ils été démultipliés par les évènements. V. Poutine peut-il alors seulement se satisfaire de l’occupation des deux uniques oblasts du Donbass quand, d’évidence, le dispositif russe du 24 février 2022 avait pour but la saisie des côtes de la mer Noire, de Kyiv et de la majeure partie de l’est de l’Ukraine ? On objectera que le président russe ne saurait aller contre les réalités militaires. L’armée ukrainienne, même si elle a perdu quelques unes de ses meilleures unités, n’est pas aussi affaiblie qu’elle l’était en 2015, contraignant Kyiv à signer les accords de Minsk. Même si, on l’a vu, l’armée russe (hors supplétifs) n’est pas aussi amoindrie par les combats qu’on le dit, elle ne devrait pas disposer dans les semaines et les mois à venir des forces nécessaires pour lancer des attaques de grande ampleur et affaiblir les FAU au point de les contraindre à marquer une pause, voire obtenir une trêve dans les combats.
Risquons un scénario. Sauf militairement contrainte, l’armée russe devrait essayer de se maintenir dans les zones qu’elle contrôle sur la rive droite du Dniepr (Kherson-Vassylivka) tout en cherchant à créer des lignes défensives, peut-être le long des rivières Samara, Seversky Donets ou Oskil. Cela ne figerait pas le conflit, mais placerait les FAU en position délicate d’attaquant. Au vu des pertes ukrainiennes élevées dans la région (voir note de bas de page 37), c’est là un scénario plausible, qui éviterait l’enlisement, même s’il sous-tend encore des semaines de combat et la prise de plusieurs villes. Le répit de quelques mois, voire années, pourquoi pas, ainsi obtenu permettrait à Moscou de mettre sur pied plusieurs dizaines de nouveaux GTB et d’unités d’infanterie à partir de ses dizaines de milliers de réservistes, volontaires et soldats réaffectés et des milliers d’équipements présents dans les bases de matériel, de recompléter les stocks de munitions, d’analyser les causes des échecs subis et, au besoin, de modifier son modèle opérationnel. A l’instar des précédents de 2008 en Géorgie puis de 2014 en Crimée/Donbass, le conflit serait ensuite réactivé. Moscou ne chercherait naturellement pas à s’emparer de toute l’Ukraine, il ne l’a jamais voulu, mais de revenir aux objectifs premiers de l’opération à l’instant évoqués dont la réalisation affaiblirait considérablement l’Etat ukrainien et permettrait, le long de la mer Noire, la création d’un pont terrestre depuis la Russie vers les régions de Transnistrie et des Carpates/Balkans.
Ce scénario souffre toutefois de faiblesses, la première étant que toute pause aurait aussi pour conséquence de permettre aux forces ukrainiennes, qui continuent d’être équipées et entraînées par les pays occidentaux, de se renforcer elles aussi. Pour tenir sur les positions acquises, et freiner le conflit, Moscou utilisera l’arme de la diplomatie, du chantage et de l’humanitaire. On le voit d’ores et déjà dans les propositions faites par V. Poutine de lever le blocus des ports ukrainiens en échange de la levée des sanctions, tandis qu’en arrière-fond la propagande propage des rumeurs de famine mondiale . Les réfugiés ukrainiens en Russie ou les prisonniers pourraient également servir de monnaie d’échange pour tenter d’obtenir une suspension des combats. Les pays les plus attentifs à « ne pas humilier la Russie », le triplet France-Allemagne-Italie, mais aussi la Turquie, seront ensuite travaillés pour briser le front uni des Alliés, notamment à l’approche de l’hiver quand les effets de la rupture des relations énergétiques avec Moscou commenceront à se faire sentir. Peut-être alors verra-t-on apparaître des propositions d’échange de gaz et de pétrole, malgré les bonnes intentions européennes, contre une suspension des livraisons d’armes à Kyiv. Les opinions publiques des pays africains et arabes, très dépendants des livraisons de blé ukrainien et russe, ne seront pas oubliées. Tout cela tient de la grosse ficelle, naturellement, la parole de Moscou est si discréditée. Mais qu’en sera-t-il sur le temps long si la crise dure ? Sur un plan plus militaire, l’armée russe dispose des armes nécessaires pour tenir sur des positions retranchées : son armée de l’Air et son aviation d’armée, ses milliers de bouches à feu dont ces énormes obusiers de type Malka/Pion (203mm) et Tulpan (240mm) dont on signale l’apparition au Donbass. Et puis, au besoin, en guise d’avertissement, ces bombes thermobariques aériennes de forte puissance (AVBPM). Larguée sous parachute depuis un avion porteur, un prototype de cette bombe aurait été testé en 2007 . L’emploi de l’arme nucléaire tactique, souvent évoqué au début du conflit, pour ouvrir une brèche dans les défenses ukrainiennes ou briser la défense d’une ville comporterait des risques dans la mesure où les isotopes radioactifs issus de l’explosion pourraient retomber sur le territoire de l’allié biélorusse et sur les zones occupées par l’armée russe ou ses alliés. Mais tout dépendrait, naturellement, de la puissance de l’arme utilisée et de l’endroit frappé. La plupart des missiles russes sol-sol et air-sol peuvent être équipés d’une tête nucléaire tactique de faible puissance, tandis que les obusiers Malka/Pion et Tulpan, à l’instant évoqués, sont matériellement capables de tirer des obus nucléaires, même si, officiellement, la Russie ne dispose plus de ce type de munition. Si l’arme nucléaire tactique sur le champ de bataille ukrainien de fait pas sens et pourrait même représenter une ligne rouge pour l’OTAN, elle pourrait toutefois être brandie pour défendre les régions annexées, notamment le Donbass, qui par référendum deviendraient sujets à part entière de la Fédération russe. Les FAU, en voulant les reconquérir, ne s’attaqueraient ainsi plus à des régions ukrainiennes, mais à des parties du territoire national russe, rendant légitime, aux yeux de Moscou, l’utilisation de l’arme nucléaire. C’est la raison pour laquelle, faute d’accords diplomatiques en ce sens, je crains que toute région ukrainienne conquise par l’armée russe ne puisse retourner sous juridiction ukrainienne, pas plus que ne sera levé le blocus naval des ports de mer Noire. La Crimée en est l’exemple parfait.
Le salut pour l’Ukraine, s’il peut y avoir un salut, ne pourrait venir que d’une intervention de l’OTAN que l’on conçoit, pour les raisons que l’on sait, très hasardeuse pour la paix de l’ensemble du continent. Cette intervention-là, où l’Ukraine servirait de champ de bataille général, serait un remède sans doute pire que le mal. Un autre espoir, naturellement, pourrait venir de Russie au cas où l’armée russe se verrait obligée de cesser le combat sur la ligne de cessez-le-feu, ou de se retirer sous le poids conjugué des sanctions économiques et des pertes humaines et matérielles dans ses rangs. C’est là un espoir ténu, réel toutefois, mais qui sous-tendrait, on vient de le dire, plus un gel qu’un véritable règlement du conflit. Quant à d’éventuels troubles sociaux en Russie qui mèneraient à un renversement de V. Poutine, les derniers « sondages » montrent que ce conflit, au lieu de mobiliser la population russe contre la guerre, l’aurait, au contraire, soudée autour de son président. On peut toutefois imaginer qu’une défaite humiliante fissurerait ce consensus.
Cette guerre marque également le retour des Etats-Unis sur la scéne européenne et la faillite navrante du concept d’Europe puissance. Sans l’effet d’entraînement de Washington, l’Ukraine aurait, comme en 2014, et comme la Géorgie avant elle, été laissée à son sort et n’aurait reçu des pays européens que des encouragements diplomatiques, des équipements non-létaux et aucun des armements modernes qui lui ont permis depuis trois mois de casser les offensives russes. Ce retour des Etats-Unis enterre sans doute pour de longues années toute perspective de défense européenne autonome, disposant de ses propres armements stratégiques, et redonne à l’OTAN son importance centrale dans la défense du continent, notamment avec l’adhésion de la Suède et de la Finlande et l’implication forte de la Grande-Bretagne dans l’aide apportée à Kyiv. Il marque également le naufrage moral des grands pays de l’Ouest européen – France, Allemagne et Italie en tête – qui n’ont cessé depuis 1991 de désarmer et de voir dans Moscou, pour des raisons à la fois commerciales et idéologiques, notamment à Paris, un partenaire comme les autres, aisément manipulable par le commerce et la diplomatie, utile aussi pour diluer l’influence américaine sur le continent. Malgré les sanctions occidentales, la Russie n’est pas isolée sur la scène internationale comme l’ont montré le vote du 2 mars 2022 dans le cadre de la résolution de l’ONU sur « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine et celui du 7 avril 2022 portant sur l’exclusion de Moscou du Conseil des droits de l’Homme. De très nombreux pays, dont les BRICS, le Mexique, le Pakistan, la Turquie, les pays de la CEI, plusieurs pays africains, d’Amérique latine, du Proche et du Moyen-Orient, non seulement n’appliquent pas les sanctions, mais n’ont aucunement infléchi leurs relations avec Moscou. Ces sanctions sont donc aussi révélatrices d’une cassure entre les pays occidentaux et une large partie du monde. La Russie va en jouer, on l’a vu, comme elle va jouer de l’affaiblissement de nos économies sous l’effet de nos propres sanctions et des dissensions entre alliés qui ne manqueront pas d’apparaitre en cas de prolongement ou d’extension de la guerre. La disparition à nos frontières de « la question russe » demeure une perspective tragiquement lointaine.