RDA. Son caractère universel avait l’avantage de ne pas isoler le nazisme des autres formes de fascisme, de l’inscrire dans un contexte européen. Mais de par son interprétation marxiste strictement orthodoxe, il laissait hors champ les caractères spécifiques de l’histoire allemande, le déficit démocratique, la tradition autoritaire. Les coupables, c’étaient un groupe de « capitalistes monopolistes ». À la lumière de cette thèse, la question de la responsabilité morale, individuelle ou collective de la population allemande était une question secondaire. Ce qui comptait, c’était que les vrais coupables aient été éliminés par l’épuration des années 1945-47, ou qu’ils se soient éliminés eux-mêmes en fuyant à l’Ouest devant l’avance de l’Armée rouge. Les bases matérielles de leur pouvoir avaient été supprimées par la réforme agraire et par les expropriations industrielles en 1946. Le reste de la population était absous par la définition elle-même, et pouvait considérer en toute bonne conscience que les assassins n’étaient plus dans ses rangs. Quand l’« ordre antifasciste » est devenu l’État antifasciste, les habitants de cet État ont été implicitement invités à se considérer de facto comme antifascistes, la question de leur co-responsabilité à l’époque du nazisme a perdu sa pertinence.
11Ils étaient confortés dans cette attitude par la pratique soviétique de la dénazification, différente de la pratique américaine. L’occupant soviétique a concentré ses efforts sur les principaux responsables – avec les dérives que l’on sait dans l’usage politique de l’internement – mais ne s’est pas enlisé comme à l’Ouest dans l’épluchage de millions de dossiers. En 1948, le parti national démocratique, le NDPD, a été créé (3 ans après les autres partis) pour élargir la base politique sur laquelle s’appuyait le SED et permettre aux anciens membres du NSDAP de réintégrer la vie politique. Cette situation n’a pas empêché que d’anciens membres du parti nazi fassent partie du SED. Mais à la différence de la RFA, la RDA n’avait pas d’anciens nazis notoires aux postes de responsabilité2. Par ailleurs, la résistance communiste sous le nazisme, et par-delà, la résistance ouvrière, ont été hypostasiées. La classe ouvrière dans son ensemble était réputée avoir été imperméable au nazisme. Quiconque appartenait à la classe ouvrière au sens où l’entendait la RDA, avait en poche un certificat d’innocence. Pour les autres, le ralliement au programme du SED sous l’égide du « front unique » valait absolution.
12Cette perspective a trouvé son expression dans la notion de « vainqueurs de l’Histoire ». Au côté de l’Union soviétique qui avait payé un prix colossal pour gagner la guerre, on était dans le camp des « vainqueurs de l’Histoire ». La formule, introduite par la propagande de RDA, a connu un franc succès : c’était une façon commode de se démarquer des coupables et de renvoyer l’héritage de la culpabilité dans l’autre camp, dans l’autre Allemagne. L’historien Bernd Faulenbach, dans un rapport pour la commission d’enquête du Bundestag, a parlé de ce phénomène en disant : « L’héritage national-socialiste est devenu le problème des Allemands de l’Ouest, Hitler était devenu pour ainsi dire un Allemand de l’Ouest » (cité par Münkler, 1998 : 23).