Texte extrait de la rubrique "Au Coin du Jeu",
Canard PC n°337, du 15 avril 2016.
Il y a deux numéros, je vous faisais part de mon énervement devant l'initiative commune "anti-Adblock" d'un certain nombre d'éditeurs de presse en ligne et surtout face à l'erreur d'analyse qu'elle recouvrait ("Bloquez-moi ! Bloquez-moi ! Bloquez-moi !", Canard PC n° 336). Mais un mois après, est-ce que cela a fonctionné, finalement ? Parce qu'après tout, qu'importe le ronchon, pourvu qu'on ait la richesse…
Pour les quotidiens comme Le Monde, Le Figaro ou 20Minutes, 15-20 % des utilisateurs d'Adblock ont accepté de passer le site en liste blanche (40 % pour L'Équipe, quotidien spécialisé et en situation de monopole, ça aide). Et vous savez quoi ? Les éditeurs sont contents. Ils ont 80 % des lecteurs concernés qui préfèrent se passer de leur journal plutôt que de se taper leur peste publicitaire, mais ils sont contents. Est-ce que ça les interpelle sur la qualité de leur contenu ? Pas le moins du monde. Non, leur seul sujet officiel d'inquiétude, c'est l'indexation sur Google : figurez-vous que le moteur de recherche n'aime pas trop quand un internaute arrive sur un site et en repart de suite (c'est le joliment nommé "taux de rebond"). Vous voyez l'autruche qui met la tête dans le sable ? Faites-lui faire un tour complet en prime et vous y êtes.
S'intéresser prioritairement à la quantité (Google), plutôt que la qualité (en prenant en compte le dégoût des lecteurs), c'est le système absurde sur lequel tourne le Web en ce moment. Il faut lire à ce propos le témoignage d'une ancienne journaliste du site Business Insider1 (en anglais, sur medium.com : "Thoughts on Business Insider"). Elle y raconte l'ingérable pression que constituait l'obligation de fournir cinq articles par jour, ainsi qu'une audience d'un million de "visiteurs uniques" sur ses articles par mois.
Ne croyez pas que cela soit différent pour les sites techno ou jeu vidéo (où la proportion d'Adblock avoisine 50 %). Sans atteindre peut-être les sommets de Business Insider, il est de notoriété publique que la presse Tech a testé plusieurs systèmes de rémunération variables dépendant du nombre de "vues" ou de "visiteurs", voire pour la presse professionnelle du nombre de "contacts" inscrits. Un système équivalent s'insinue dans le jeu vidéo : les streameurs par exemple ont le plus souvent un revenu fixe garanti minimal (quand il existe) et le reste dépendant du chiffre d'affaires généré en publicités.
A la racine, à chaque fois, on trouve une chute brutale des revenus publicitaires "classiques" (bandeaux, habillages, etc.) indexés sur le nombre de pages vues. Lorsque le site Gamekult a annoncé en juillet 2015 qu'il cherchait à éviter cet engrenage infernal en lançant une offre "Premium" payante, son rédacteur en chef Thomas Cusseau révélait dans une vidéo que les revenus publicitaires du site avaient été plus que divisés par deux entre 2012 et 2015, à audience équivalente. Cette situation cauchemardesque n'est pas un cas isolé : la chute est brutale et généralisée. Un site amateur comme Nofrag.com, bien connu des amateurs de FPS2, a récemment détaillé ses finances. Entre 2011 et 2015, ses recettes publicitaires ont tout simplement été divisées par 8. Aujourd'hui, bon nombre de sites internet ne semblent survivre qu'à force de chasse hystérique au clic, de publicités déguisées en articles, et de liens d'affiliation commerciale déguisés en "bons plans".
Ce n'est pas la "faute" des internautes munis d'Adblock, mais celle d'une promesse originelle mensongère : non, il n'est pas possible de produire gratuitement une information qui soit à la fois professionnelle (produite par des gens dont c'est le métier), de qualité (qu'il est difficile de trouver ailleurs) et indépendante (dénuée d'intentions commerciales cachées).
Que faut-il faire alors ? Si je le savais, je serais bien plus riche. Mais comme mon métier depuis vingt ans consiste à vous convaincre un par un, chers lecteurs, de sortir vos petits (et gros, je ne fais pas de ségrégation) euros pour nous lire, j'aurais tendance à penser que ce n'est pas une si mauvaise solution. Parce qu'après tout, le plus simple pour obtenir d'un internaute qu'il désactive Adblock, c'est encore de lui démontrer qu'il n'en a pas besoin.
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