Texte extrait de la rubrique "Au Coin du Jeu",
Canard PC n°332, du 1er février
Entre les révolutions qui se succèdent dans le hardware (ou le software) et les aléas de toute production artistique, la production de jeux vidéo n'est vraiment pas une sinécure. En prime, depuis quelques années, les coups de boutoir de la numérisation ont fait déborder l'incertitude du seul domaine de la production pour toucher l'écosystème tout entier, notamment la distribution ou le système médiatique. Étudier cette industrie, c'est comme être sismologue dans un univers en plein chaos : le temps de vous intéresser à la signification d'un petit tremblement, un continent entier a disparu (ou émergé). Trois exemples tirés de mon bloc-notes d'une seule semaine de janvier.
Tiens, Disney monte une agence de stars du jeu vidéo sur YouTube. Vous avez peut-être vu passer la nouvelle selon laquelle le youtubeur PewDiePie a décidé de créer son propre "Network" (un réseau de chaînes YouTube, mi-agent, mi-régie publicitaire). Felix Kjellberg de son vrai nom (premier youtubeur du monde avec plus de 40 millions d'abonnés et environ 12 millions de dollars de chiffre d'affaires selon Forbes) lance "Revelmode", destiné à regrouper la crème des stars de la vidéo, avec pour commencer une grosse spécialisation "jeu vidéo". Derrière Revelmode, il y a Makers Studios, son MCN depuis 2012. Derrière Makers Studios, il y a Disney qui a racheté ce network en mars 2014 pour 500 millions de dollars (plus 450 millions sur objectifs). Le même Disney qui s'est en grande partie retiré du jeu vidéo après 700 licenciements en 2014, confiant à des studios externes la plus grande partie des productions et allant même jusqu'à fermer LucasArts dans la foulée du rachat de LucasFilm. Comment interpréter le fait qu'un des géants mondiaux du divertissement se désintéresse de la production de jeux vidéo sur ses précieuses (ô combien) marques pour investir dans… le commentaire de jeux vidéo ?
Les chiffres du jeu vidéo pour 2015 sont mauvais (heureusement, ils sont totalement faux). Les consultants de NPD Group ont publié leur analyse sur l'industrie du jeu vidéo pour l'année 2015. Aucune croissance : le chiffre d'affaires de l'industrie n'a quasiment pas bougé depuis 2014. Sauf que ces chiffres ne concernent toujours que les ventes "physiques": ne sont prises en compte ni les ventes dématérialisées des consoles (15-20 % des ventes au minimum) ou des PC (plutôt 95 %), ni surtout les centaines de millions de dollars représentés par les jeux sur mobiles. Autrement dit, ce sont des chiffres du XXe siècle, ils n'ont aucun intérêt. C'est ce que l'Entertainment Software Association (ESA, représentant de l'industrie du jeu vidéo) s'est empressée de dénoncer : "Les consommateurs, les créateurs et les investisseurs méritent mieux" que ces chiffres. Oubliant au passage que c'est en grande partie la conséquence des cachotteries de ses propres membres. Contrairement aux industries du livre ou du cinéma, celle du jeu vidéo va donc continuer à avancer dans le noir, sans indicateurs sérieux et publics sur l'état de son marché. Et donc être prise de court à chaque soubresaut du marché.
Le jeu en streaming est mort, l'écran 3D aussi. Au suivant. Vous vous rappelez Onlive et Gaikai ? Non ? Normal. Il s'agissait des stars de 2012, de ceux qui allaient bouleverser le marché du jeu vidéo en vous permettant de jouer en streaming. Gaikai a été racheté par Sony pour en faire le PlayStation Now, qui se contente de louer des heures de (vieux) jeux. Onlive a disparu dans les limbes après quelques récupérations de miettes par Microsoft. Et pourtant, on nous a promis LA révolution pendant au moins deux ans. Vous vous rappelez les écrans 3D ? Mais siiii… LA révolution du jeu vidéo pour vivre "Avatar" à la maison, souvenez-vous. Oui, abandonnée aussi (que ceux qui ont banqué pour un écran 3D lèvent le doigt). C'était la dernière "hype" en date avant la VR. Et justement, après deux ans de fantasme et d'emballement médiatique, l'annonce du prix de l'Oculus Rift a fait l'effet d'une douche froide pour ceux qui voyaient la VR comme une technologie grand public à adoption rapide. Selon toute probabilité, le casque VR sera rangé à côté des gadgets rigolos qu'on sort de temps en temps pour épater les amis de passage, au fond à gauche, là, oui, non derrière l'écran 3D, juste à côté des Google Glass. Il se sera à peine écoulé 18 mois entre le firmament (rachat par Facebook pour 2 milliards en septembre 2014) et la déception.
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