(et le prince, et le hacker, et le touriste stéroïdé, et le… le truc, là, sans jambes)
Mis à jour le 27/11/2015, voir notes en fin d'article.
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L’industriel français Vincent Bolloré s’est déjà taillé une jolie réputation de bad guy lors de la conquête de Havas, de l’annexion de Vivendi et de la reprise en main brutale de Canal+. Apparemment, ce n’est pas encore suffisant pour décrocher un rôle dans le prochain James Bond. Sans doute vexé, il a décidé de parfaire sa réputation de grand méchant loup et s’attaque au jeu vidéo, en prenant d’assaut par surprise le capital d’Ubisoft.
Le 13 octobre dernier, Vivendi publie un communiqué annonçant qu’il détient 6,6 % d’Ubisoft. Yves Guillemot, fondateur et PDG d’Ubisoft, n’en est toujours pas revenu : « J’ai reçu un appel de Vincent Bolloré deux heures avant l’annonce de son entrée dans le capital d’Ubisoft. Il ne m’en a même pas parlé ! » (déclaration aux Échos). Vincent Bolloré, c’est peut-être juste un genre de Breton bourru, un tendre qui ne sait pas exprimer son amour, qui sait ?… Officiellement, cette première incursion dans le capital de l’éditeur français s’est faite par Vivendi « dans le cadre du placement de ses liquidités. » Traduction : « J’ai trop d’argent, il faut bien que je le mette quelque part. » Quand on a une trésorerie de neuf milliards d’euros, c’est plausible. Bon, évidemment, le fait que Vivendi ait, en parallèle, acheté 6,2 % de Gameloft (l’éditeur de jeux mobiles également détenu par les frères Guillemot) ruine un peu l’alibi…
Le 25 octobre, fini de jouer : Vivendi annonce cette fois avoir passé la barre des 10 % dans Ubisoft comme Gameloft, ce qui en fait le principal actionnaire d’Ubisoft, devant les frères Guillemot (moins de 10 %). L’autorité des marchés financiers (l’AMF, dite « gendarme de la Bourse ») l’oblige mécaniquement à déclarer ses intentions pour les six prochains mois : « Le Groupe Vivendi envisage de poursuivre ses achats en fonction des conditions de marché. Ces achats n’ont pas été spécifiquement conçus comme une étape préparatoire à un projet de prise de contrôle d’Ubisoft et Gameloft. Néanmoins, sur les six prochains mois, Vivendi ne peut pas écarter la possibilité d’envisager un tel projet. »
Les deux sociétés en question ont réagi rapidement en faisant savoir que l’irruption de Vivendi était « non sollicitée », considérée comme hostile et qu'Ubisoft comme Gameloft souhaitaient rester indépendantes.
Ubisoft a oublié de sauvegarder
Ce n’est pas une première pour les frères Guillemot. En décembre 2004, Electronic Arts, alors géant incontesté du secteur, s’imposait de façon menaçante dans le capital du Français en raflant un bloc de 19,9 % du total. L’ambiance dans Ubisoft était alors celle d’une citadelle assiégée. Mais la pression d’EA avait finalement fait long feu devant la résistance et en juillet 2010, l’américain revendait ses dernières participations pour se concentrer sur sa propre restructuration.
Le danger est-il comparable aujourd’hui ? Non, c’est bien pire. À l’époque, l’achat d’EA était avant tout une opération opportuniste : étant donné que le Néerlandais John de Mol (fondateur d’Endemol) cherchait un acquéreur pour ce bloc d’actions Ubisoft, il eut été criminel pour Electronic Arts de ne pas en profiter pour s’immiscer dans les affaires d’un concurrent.
La manœuvre actuelle de Vivendi est un grand classique de Vincent Bolloré qui s’est spécialisé dans le fait de gagner le contrôle de sociétés entières sans pour autant acquérir plus d’une fraction de leur capital. Chez Havas en 2005, lors d’un putsch spectaculaire en assemblée générale, il n’a eu besoin que de 10 % du capital pour prendre le pouvoir (dont il a depuis confié la présidence à son fils Yannick Bolloré). Son accession récente à la présidence de Vivendi n’est pas très différente puisqu’il ne détenait que 14 % des actions du groupe.
Face à une agression de ce style, Ubisoft représente une proie très vulnérable, comme si aucune leçon n’avait pu être tirée des événements précédents. D’abord, la part des frères Guillemot (9,4 % des actions et environ 16 % des droits de vote) est trop faible pour verrouiller efficacement le contrôle de la société. Ensuite, l’actionnariat est très éclaté : il comprend certes plusieurs fonds d’investissement, mais qui plafonnent en général à 2 % des parts. Deux d’entre eux seulement sont au-dessus : Fidelity (9,6 %) et BlackRock (environ 5 %). Cette situation rend une alliance contre Vivendi difficile à constituer. Les Guillemot sont donc face à une multitude de « petits » actionnaires qui peuvent fort bien être reconnaissants à ce sympathique Monsieur Bolloré qui a su faire prendre +25 % à leurs actions en quinze jours. Il faut bien dire que la situation actuelle, qui voit les frères Guillemot s’octroyer cinq des six sièges au conseil d’administration, exige des actionnaires une confiance quasi aveugle.
Revenir d’une position de hors-jeu
Si tel est son objectif, Vincent Bolloré doit pouvoir s’emparer d’Ubisoft sans jamais lancer de coûteuse OPA. La vraie question est : pourquoi ? Pourquoi vouloir prendre le contrôle aujourd’hui d’un éditeur dont la principale franchise (Assassin’s Creed, qui doit représenter à elle seule un tiers du chiffre d’affaires d’Ubisoft en année normale) est en déclin ? Pourquoi vouloir prendre le contrôle de Gameloft, troisième couteau émoussé du jeu sur mobile à qui même Ubisoft ne confie pas ses adaptations ?
Les raisons officielles, à savoir « une vision stratégique de convergence opérationnelle entre les contenus et les plateformes de Vivendi et les productions des deux sociétés dans le domaine des jeux vidéo », sont vides de sens.
Le cinéma et les licences ? Ce n’est pas parce qu’Ubisoft a donné naissance aux dessins animés des Lapins Crétins et à un film Assassin’s Creed pour 2016 qu’il est soudain un pourvoyeur de juteuses licences mainstream convoité par Studio Canal.
Le numérique ? C’est censé constituer une priorité de Vivendi avec notamment Dailymotion et le développement de Canal+. Mais Ubisoft est loin d’être un cador dans le domaine : son système Uplay est une véritable plaie décriée par les utilisateurs et très largement inférieur à Steam ou même Origin (le système d’EA). Par ailleurs, les ventes dématérialisées d’Ubisoft sont très faibles (de l’ordre de 15 %, en raison d’une priorité donnée aux jeux sur consoles)
En réalité, personne n’a jamais réussi à mettre en œuvre les fameuses « synergies » en interne, pas même un certain Vivendi du temps où il contrôlait Universal et Blizzard, puis 61 % d’Activision-Blizzard. Du point de vue industriel et commercial, on risque peu à parier qu’un rapprochement Vivendi/Ubisoft/Gameloft ne donnera aucun résultat intéressant.
Alors pourquoi ? En l’occurrence, il ne faut pas sous-estimer l’ignorance des milieux d’affaires, et celle du secteur de l’audiovisuel en particulier, sur la réalité de l’industrie du jeu vidéo. La plupart ne réalisent pas la grande complexité de la production d’un jeu vidéo ambitieux aujourd’hui, en particulier les gens du cinéma, trompés par d’apparentes similitudes entre les recettes marketing des deux médias (investissements importants et bombardements promotionnels).
Les requins entre eux
Ce que pourrait apporter Vincent Bolloré à Ubisoft, ce sont les moyens considérables de Vivendi pour financer de nouvelles productions. Mais Yves Guillemot a d’avance rejeté cet argument, rappelant qu’Ubisoft avait déjà les moyens d’investir 500 millions d’euros par an et empruntait sans problème à des taux très faibles. Les deux positions paraissent irréconciliables. De toute façon, il ne fait guère de doutes que la famille Guillemot sera promptement débarquée si Bolloré parvient à ses fins.
Si notre sympathie va aux équipes d’Ubisoft pour qui le traitement de choc subi actuellement par Canal+ doit prendre soudainement valeur d’exemple bigrement inquiétant, il n’est pas sûr que tout cela change grand-chose pour les joueurs. Le glissement d’Ubisoft vers des productions génériques sans saveur (à l’exception pour l’instant de Far Cry et Rayman), son essorage systématique de licence jusqu’à l’épuisement et sa résistance à laisser des auteurs émerger dans ses équipes n’en font pas une perle rare d’invention et de créativité qu’il faudrait défendre à tout prix. Juste un industriel comme un autre, avalé peut-être demain par un plus gros que lui. Une seule chose est sûre : si Vincent Bolloré est passionné par le jeu vidéo, le risque et la créativité débridée, il le cache remarquablement bien. Il est donc peu probable que son arrivée soit une bonne nouvelle.
(Cet article de la rubrique "Au coin du jeu" est extrait du numéro 328 de Canard PC, paru le 18 novembre)
Mise à jour du 25/11/2015: aux dernières nouvelles, Vivendi aurait augmenté ses participations respectivement à 11,52% d'Ubisoft et 17,34% de Gameloft. Les frères Guillemot ont contre-attaqué et annoncé qu'ils contrôlaient désormais 15,64% du capital et 24,18% des droits de vote dans Gameloft.