JOURNAL D'UN SURVIVANT - UNE HISTOIRE QU'ELLE EST VRAIE
Je me suis réveillé à poil sur le bas-côté d'une route en fin d'après-midi.
Je suppose que ça aurait pu être pire. Ceci dit, faut avouer que je suis un gars plutôt optimiste. J'ai jeté un œil rapide au vautour qui planait au-dessus de ma tête en évitant de penser à des trucs comme « oiseau de malheur » ou « mauvais augure ».
Heureusement que je n'étais pas dans un jeu vidéo, sinon j'aurais sûrement été amnésique. Au contraire, à peine m'étais-je fabriqué une hache rudimentaire que je me remémorais tout ce que j'avais appris ces dernières années, essentiellement en regardant des séries télé, en feuilletant le manuel des Castors Juniors et en allant me promener dans les bois grâce à mon casque VR. Oui, cogner habilement avec un gourdin, fabriquer un arc et s'en servir avec dextérité, courir sans se fatiguer, récupérer naturellement sa santé, tout ça m'était familier. J'ai glané un peu de bois, quelques cailloux et de l'herbe sèche : deux minutes plus tard, j'étais équipé d'un arc, d'une massue, de quelques bandages et d'un couteau en os. La classe. Je me suis tricoté un ensemble assez seyant avec la plupart des brins d'herbe que j'avais ramassés et j'ai fumé le reste en contemplant mon environnement.
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Des terres brûlées à perte de vue, quelques ruines, des arbres calcinés, rien de réjouissant. Le mot « apocalyptique » m'a traversé l'esprit, mais je pouvais aussi bien être dans la banlieue de Dunkerque. J'avais récupéré dans une poubelle une pub qui signalait les coordonnées d'un marchand au sud. Pour trouver le sud, facile, j'ai noté la position du soleil, repéré un peu de mousse au pied d'un arbre, dessiné une rose des vents et comme tout ça ne me disait strictement rien, j'ai utilisé ma boussole.
Sur la route, j'ai fouillé une vingtaine de ruines, trouvé plusieurs gamelles en fonte que j'ai empilées comme des poupées soviétiques (ça pèse vraiment que dalle, la fonte, on a de ces préjugés !), plongé mes mains dans de vieilles chiottes pour y récupérer un peu d'eau croupie. J'ai accumulé les clefs à molette et les bidons d'acide. Des trucs pas forcément utiles au premier abord. J'ai fouillé des nids pour y collecter œufs, plumes et aussi du guano que j'ai mangé, juste pour voir, mais je ne le referai pas. Note pour moi-même : non, sérieux, le refais pas.
J'ai parcouru ainsi plus d'un kilomètre avant que la nuit tombe et en slalomant entre des individus extrêmement louches : des mecs qui rampaient en s'exprimant très mal (rien compris, pour être honnête) – le premier que j'ai croisé a tenté de m'arracher un morceau de jambe, mais j'ai marqué ma désapprobation en tapant violemment plusieurs fois sur sa tête – et d'autres mecs encore plus hostiles, déguisés en spiderman, qui fonçaient en courant vers moi avec des intentions que j'ai vite perçues comme franchement hostiles. Je me sentais un peu comme un migrant échoué sur la plage de Saint-Tropez. Très vite, j'ai remarqué qu'il était plus facile de leur faire changer d'avis en les décapitant qu'en entamant un pow-wow autour d'un feu. Note pour moi-même : conserver cette stratégie tant qu'on n'arrivera pas à communiquer.
Avec une de mes clefs à molette, j'ai démonté quelques voitures, c'est un truc que je fais plutôt bien et j'aime pas me vanter. Près d'une maisonnette, j'ai aperçu un vieil atelier que je me suis empressé de réduire en morceaux. Dans la maison, ça grognait et ça cognait, j'ai pas trop traîné. J'ai contemplé tous les rebuts que j'avais accumulés et je me suis senti une belle âme de propriétaire. Il allait me falloir un fusil pour protéger ce trésor.
La nuit est tombée, je me suis installé dans une petite ruine. J'ai fait bouillir l'eau des chiottes et l'ai bue en essayant d'oublier d'où elle provenait. J'ai pu me cuisiner quelques œufs durs (une douzaine, par principe) et c'était définitivement meilleur que le guano. D'autres gars se sont ramenés. Les rampants rampaient toujours, mais les spiderman couraient beaucoup plus vite que dans la journée et ça m'a un tantinet saoulé.
Au petit matin, j'avais peu dormi, j'étais entouré de cadavres mais je me sentais, comment dire, beaucoup plus expérimenté. Genre six ou sept points sur l'échelle de Madmole qui en compte 300. J'ai eu comme une illumination : bon sang, mais c'est bien sûr ! Pour faire des roues, il suffit d'un peu de charbon, d'huile et d'acide ! Et on emballe tout ça avec du scotch ! Quelques minutes plus tard, j'étais l'heureux propriétaire d'une bicyclette. J'ai tout de suite mis un auto-collant « No pasaran » sur le porte-bagage et j'ai tracé ma route vers le marchand en sifflotant.
Après quelques tours du roues, le paysage a commencé à changer : la forêt brûlée s'est estompée pour laisser place à un océan de caillasses et de métal, le tout baignant dans une lumière verdâtre. J'ai vu des chiens rôder au loin, les côtes à l'air. Un ours soufflait à une centaines de mètres, la peau arrachée et couvertes de pustules. Sympa, le coin, j'ai pensé et j'ai fait demi-tour avant de poser le pied sur une des mignonnes mines bleues qui parsemaient les décombres. Il m'a fallu deux heures pour contourner ce champ de ruines, mais pour rien au monde je m'y serais aventuré : crever n'était pas dans ma todo list. J'en ai profité pour dessiner une carte de ce que j'avais visité. J'ai un peu galéré avec les crayons de couleur, mais l'essentiel était de bien marquer cette zone inhospitalière pour éviter d'y remettre les pieds.
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Plus tard, dans une baraque à l'abandon, j'ai eu l'occasion de revoir ma conception de l'abandon. Certes, il n'y avait pas âme qui vive, mais il y avait d'autres choses : un gros touriste, des infirmières en colère parce que sous-payées alors qu'elles font un boulot formidable pendant que de grosses feignasses d'actionnaires s'envoient des perfs de Dom Perignon, mais je m'égare, une dame obèse pas commode sûrement à cause des verrues qui lui mangeaient la gueule, et une dizaine d'autres connards, chacun plus agressif que le précédent. J'ai commencé une collection de scalps pour me remonter le moral, mais j'ai tout balancé en quittant la bicoque : ça m'encombrait. D'une case, pour être précis. Je suis ressorti un peu abîmé, mais avec un bel arc de compétition, un fusil à pompe et une trentaine de munitions, un bécher (je me suis dit que ça ferait un vase super design pour plus tard, d'autant que j'avais repéré de jolies chrysanthèmes dans une clairière), un casque de soldat d'une guerre passée et un grand manteau de Clint Eastwood.
Il était huit heures du soir quand je suis enfin parvenu chez le marchand. Le mec m'a reçu comme si j'avais une bible sous le bras et un costard froissé, j'ai bien senti qu'il allait pas me payer un grog. Je lui ai demandé s'il avait du boulot, il m'a grommelé en amerloque qu'il y avait bien une sacoche à récupérer dans une cabane à un kilomètre et il a ajouté des trucs sur ma mère après m'avoir poussé vers la sortie.
J'ai laissé la porte ouverte juste pour le faire chier et j'ai renversé la poubelle devant la grille. Ça m'a détendu. J'ai jeté un regard apaisé sur l'horizon et là, miracle, j'ai aperçu au loin les prémices d'une forêt, de l'herbe bien verte et grasse, un endroit où je pourrais enfin mettre en pratique mes talents de menuiserie. Parce que faire des cabanes en bois, faut avouer, c'est mon dada. J'ai enfourché mon cheval d'acier et ai pédalé comme un forcené pour rejoindre ce petit coin de paradis avant la tombée de la nuit.
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Dans la pénombre, j'ai percuté un genre de cochon et quand je me suis relevé, il en a fait autant, sauf que lui était de super mauvais poil. On a réglé ça rapidement. Gourdin : 1, groin : 0. J'ai ressorti mon couteau en os du fond de mon sac - je savais que ce truc finirait par me servir - et j'ai dépecé le bestiau. De près, c'était pas vraiment un cochon. J'ai fait fonctionner ma mémoire et le nom m'est revenu d'un coup, comme quoi l'école, on y apprend pas que des conneries. J'étais fier de moi : j'avais vaincu mon premier cendrier.