Après plusieurs années d'euphorie, les développeurs indépendants commencent à réaliser que la distribution numérique d'un jeu obéit à la même loi simple et cruelle que la distribution traditionnelle : un client ne peut pas acheter un produit dont il ne connaît pas l'existence.
Depuis 10 ans, les indépendants ont été progressivement éjectés des circuits de vente traditionnels pour une raison très simple : la place étant physiquement limitée dans les rayons, les magasins ont peu à peu réservé leur surface à ceux qui leur rapportaient le plus d'argent, c'est-à-dire aux plus grosses ventes. Moins de place en rayon, moins de ventes ; moins de ventes, moins de place en rayon… voilà comment le jeu indépendant (et quasiment le jeu PC d'une manière générale) a disparu des boutiques, et a frôlé la mort. La révolution du dématérialisé fut une bénédiction : puisqu'il n'y a plus de problèmes de place, l'accès est libre pour tous (ou presque) et le public étant mondial d'emblée, même un jeu de niche aura sa chance.
Mais le marché de la distribution numérique a grandi à une telle vitesse qu'il est aujourd'hui dépassé par son succès : on compte plus de 3 200 jeux rien que sur Facebook et le chiffre aberrant de plus de 80 000 enregistrés sur l'App Store d'Apple. Pour un indépendant, il ne s'agit plus de se battre pour entrer dans un club privé sévèrement gardé, mais de surnager au milieu d'un océan de concurrents indistincts. Or, le résultat est le même : si rien n'est fait, le client potentiel ne verra jamais son jeu. Et nous revoilà au point de départ : l'invisible est invendable.
Certes, les différentes plateformes ont mis en place des services pour permettre aux clients de ne pas se perdre dans leur catalogue sans fin et de découvrir des jeux susceptibles de leur plaire : affichage du top des ventes (payant / gratuit), bundle événementiel, soldes, packs, etc. Sauf que ces mises en avant ont un effet pervers : en pratique, les jeux bénéficiant de cette communication sont les seuls que le joueur trouvera facilement, et donc peu ou prou les seuls qui se vendront réellement. En faire partie est devenu le Graal du commerce numérique et comme il a peu d'élus, tous les coups sont permis, de la baisse sauvage des prix jusqu'aux campagnes de PPI (Pay-per-install : système de rémunération pouvant servir à truster les places dans les "tops" en rémunérant ceux qui installent un jeu).
Ainsi s'est mis en place un système qui finalement tendra à reproduire les inconvénients de la distribution physique : ceux qui ont le plus de moyens, ou les licences les plus connues, occuperont toutes les places visibles et seront quasiment en position de fermer la porte au nez des autres. Pourtant, la situation n'est pas encore figée, car au moins deux éléments importants n'ont pas encore évolué suffisamment pour jouer pleinement leur rôle dans ce contexte.
Le premier est technique. Les services de tri, de classification et de mises en avant installés par les plateformes sont incroyablement rudimentaires. Il y a beaucoup de progrès à faire dans ce domaine pour proposer automatiquement au joueur des jeux, par exemple du même genre que celui qu'il vient de terminer ou du même auteur, ou achetés par ses amis… choses que savent très bien faire les sites de vente online plus classiques comme Amazon. Tout reste à faire dans ce domaine qui va être un enjeu capital pour permettre au goût et au bouche-à-oreille de compter un peu plus face à la force brute du marketing.
Le second acteur qui n'a pas encore effectué une mue indispensable pour peser comme il le devrait dans ce domaine, c'est la presse spécialisée. Découvrir des pépites ignorées, mettre en valeur l'innovation et la créativité, aider le consommateur à faire le tri entre produits faisandés et divertissements honnêtes, c'est bien une des missions que nous nous vantons de remplir. Or, si c'est parfois vrai en ce qui concerne les circuits traditionnels (avec plus ou moins d'honnêteté et d'indépendance suivant les acteurs concernés), il me semble que nous avons de gros progrès à faire pour accompagner, conseiller et éduquer (mais oui, pourquoi pas ?) les consommateurs qui se sont tournés vers les jeux sociaux ou les jeux sur mobiles. La force des habitudes, la paresse, peut-être une forme de mépris, mais surtout le manque de moyens face à l'ampleur du sujet d'étude, sont quelques-uns des responsables de cette situation, mais il y en a un autre que je voudrais souligner : les développeurs eux-mêmes. Ils sont nombreux à râler parce que les magazines ne s'intéressent soi-disant qu'aux gros jeux, mais peu d'entre eux font l'effort préalable de comprendre quelles sont les motivations et les contraintes de la presse afin de se signaler à elles dans de bonnes conditions. Et tous sous-estiment un élément essentiel qui joue pourtant en leur faveur : il n'y a pas un journaliste de jeux vidéo qui ne rêve de découvrir et signaler un bon jeu avant tout le monde.
***Cette chronique est extraite du numéro 242 de "Canard PC", paru le 15 octobre 2011. Retrouvez la rubrique "Au coin du jeu" dans chaque numéro, ou presque.
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