Depuis un ou deux ans, s’attaquer au principe même du marché de l’occasion des jeux vidéo est devenu le sport préféré des éditeurs de jeux. Le fait est que ce marché a connu une croissance énorme ces cinq dernières années et qu’il représente couramment plus de 30 % du chiffre d’affaires des boutiques.
C’était déjà le sujet de cette chronique il y a un an exactement (cf. Canard PC n° 221, "L’occasion fait les larrons"), lorsque les éditeurs EA et THQ ont commencé à mettre en place des codes à usage unique pour tenter de tirer quelques bénéfices de cette manne qui leur échappe totalement. Que les éditeurs poursuivent leur politique aveugle qui consiste à pénaliser encore et toujours leurs clients alors que la cause (et la solution) du problème se trouve dans leur politique de prix, cela n’étonne, hélas, plus beaucoup. Mais quand c’est un porte-parole des développeurs qui tient le même discours, cela surprend.
"Le marché de l’occasion est actuellement un des principaux problèmes de notre industrie (…). À mon modeste niveau, un million de clients ont joué à mon dernier jeu sans me donner un centime. D’après mes calculs, j’ai perdu entre 5 et 10 millions d’euros de droits d’auteur à cause du marché de l’occasion du jeu vidéo." Ce sont les propos tenus par Guillaume de Fondaumière au site spécialisé gamesindustry.biz. Codirigeant de Quantic Dream (ses propos concernant le jeu Heavy Rain), c’est un acteur important et respecté dans le milieu européen du jeu vidéo puisqu’il est actuellement président de l’EGDF (European Games Developer Federation) après avoir longtemps œuvré comme président du syndicat français des développeurs, notamment pour obtenir la mise en place du crédit d’impôt Jeux Vidéo. C’est donc un excellent connaisseur du secteur. Malgré cela, son raisonnement n’est pas plus subtil que celui qui consiste à chiffrer le manque à gagner dû au piratage en multipliant le nombre de copies par le prix d’un jeu.
Donc, d’une part non, un million de jeux d’occasion ne se transformerait pas en un million de ventes neuves si le marché de l’occasion disparaissait soudain : une partie des acheteurs d’occasion sont bloqués par le prix exorbitant des jeux neufs. Et d’autre part, la disparition de ce même marché diminuerait les ventes de jeux neufs, puisque nombre d’acheteurs payent un jeu neuf en revendant un jeu d’occas' ou calculent leur budget en anticipant qu’ils revendront leur jeu nouvellement acheté. Bref, il s’agit d’un écosystème, le neuf alimentant l’occasion et inversement.
Mais pour Guillaume de Fondaumière, l’essentiel n’est pas là : "Quand développeurs comme éditeurs se rendront compte qu’ils ne peuvent pas vivre en fabriquant des jeux vendus en boutique à cause du marché de l’occasion, ils arrêteront tout simplement (…) pour aller online via la distribution directe."
Autrement dit, tout le monde trouve normal que le marché de l’occasion n’existe pas en dématérialisé, et sa persistance en boutique n’est qu’une désuète survivance du passé qui nuit au progrès. De fait, les joueurs sur PC sont habitués depuis Steam à ne plus pouvoir revendre leurs jeux. Mais d’abord, ils payent leurs jeux moins cher que sur console (45-50 euros au lieu de 55-70 euros) et ensuite, il est permis de penser que c’est bien l’interdiction de l’occasion et non son existence qui est scandaleuse. Rappelons que le marché de l’occasion existe sans difficulté pour d’autres produits "culturels" tels que DVD et livres.
Le plus gênant dans ces discours, c’est qu’ils vont invariablement dans un seul sens, celui qui consiste à priver le consommateur de ses droits. Si le prix des jeux était moins élevé, ou baissait plus vite, le marché de l’occasion perdrait rapidement de sa pertinence. Mais cela impliquerait que les acteurs de la chaîne (développeurs, éditeurs et distributeurs) s’entendent entre eux. Apparemment, il est beaucoup plus simple de faire payer le joueur. Jusqu’à ce que, quitte à être privé de tous droits de propriété sur ce qu’il achète, il se lasse et décide de se contenter de jeux iPhone à 99 centimes.
***Cette chronique est extraite du numéro 241 de "Canard PC", paru le 1er octobre 2011. Retrouvez la rubrique "Au coin du jeu" dans chaque numéro, ou presque.
Voir la news (1 image, 0 vidéo )