Au lendemain de la tuerie de Winnenden en 2009, les mauvaises nouvelles s'étaient accumulées, au point qu'on pouvait craindre le pire pour la suite. Curieusement, il n'en fut rien. Les passions, à défaut d'être éteintes, se sont largement apaisées. Quelques accrochages et controverses à déplorer ici ou là, de manière ciblée. Quelques curiosités, aussi. Mais aussi quelques initiatives plus "positives". En tout cas, rien à signaler au niveau législatif, contrairement à la Suisse (et encore, là-bas, les motions réclamant l'interdiction des "killer games" ont été bloquées). Même le drame d'Oslo n'a pas suffi à raviver la flamme. Et le déroulement de la Gamescom cette année a inspiré au tabloïd Bild cette question, devenue à la fois un article et un sondage : "les jeux brutaux sont-ils soudainement acceptables ?" Réponse : un "oui" franc et massif.
En résumé, il semblerait que le thème des "killerspiele" ne fasse plus recette, du moins pour le moment. Celui de "l'addiction" non plus, d'ailleurs : même ses opposants déclarés sont obligés d'en convenir, malgré les 4 ans du site leader du genre en Allemagne, Rollenspielsucht (fondé, tout comme son site frère Aktiv Gegen Mediensucht, par les parents d'un jeune accro à World of Warcraft dont ils ont fini par perdre la trace). On ne peut donc plus prendre les jeux vidéo pour cible aussi facilement qu'avant (ça fait longtemps que plus grand-monde ne le fait de toute façon).
Cela dit, on peut encore se rabattre sur ceux qui les pratiquent.
Par le passé, ceux qui choisissaient cet angle étaient peu nombreux, malgré des interventions parfois très... prometteuses. Pour ne pas dire gratinées. Mais ces sorties restaient sans lendemain, faute de déclencher de véritables polémiques. Pourtant, il y a matière à provoquer des réactions explosives. Surtout quand c'est la télévision qui fait office de catalyseur. L'an dernier, c'est le philosophe Colas Duflo qui l'a appris à ses dépens, tout ça à cause d'une photo de la Gamescom 2010. Cette année, c'est la chaîne allemande RTL qui est en train de l'expérimenter par le biais de son magazine télé nommé, ô coïncidence, Explosiv. En effet, sous couvert de reportage, ce magazine nous a gratifiés d'un véritable "freak show"consacré aux visiteurs les plus insolites de la Gamescom 2011.
D'entrée de jeu, la présentatrice donne le ton :"Si d'aventure, les extraterrestres atterissaient sur Terre, ils pourraient se faire plein d'amis dans l'événement dont nous allons parler. Bien que l'on sache que la Gamescom de Cologne, le plus grand événement européen consacré aux jeux vidéo, a pour sujet les mondes virtuels, il reste qu'on peut y croiser certains personnages plutôt étranges et amusants.Steffie Kuhnle, Thomas Schweris et Tim Kickbusch ont essayé d'y voir plus clair."
Oh ça, pour voir, ils ont vu, et les téléspectateurs aussi ! Pour l'occasion, ils ont même demandé à une babe, l'étudiante Laura Da Silva, de s'improviser montreuse de foire. Les nostalgiques d'Elephant Man ont pu se régaler, et se souvenir que le terme "geek" était à l'origine utilisé pour désigner les monstres de fête foraine. La technologie aidant, les "carnival geeks" sont devenus "computer geeks", les femmes à barbe et autres nains hermaphrodites ayant laissé la place, dixit le reportage, aux "soldats zombies", aux ados puceaux et à ceux qui, pour paraphraser Ronald Reagan à propos des hippies, "s'habillent comme Tarzan, ont les cheveux de Jane, et sentent comme Cheetah." Car les reporters ont bien insisté, à plusieurs reprises, sur la pilosité et l'odeur de sueur émanant des visiteurs.
Ce n'est pas la première fois que la télévision allemande provoque la colère des joueurs. Déjà, en 2004, l'émission d'investigation Frontal 21, avec son reportage Videogemetzel im Kinderzimmer, inaugurait la polémique. Et en 2007, un reportage de Panorama sur la chaîne ARD plaçait la barre encore plus haut avec ses accusations de nazisme et d'incitation au viol. Mais c'est la première fois qu'un reportage s'en prend ouvertement et explicitement aux joueurs eux-mêmes. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ont reçu le message d'Explosiv 5 sur 5, et qu'ils ont réagi de manière pour le moins "explosive".
Outre les articles assassins qui se sont multipliés sur les sites et forums vidéoludiques, le reportage a fait l'objet de plus de 6800 plaintes à propos de ce reportage, et le site de la chaîne RTL a été hacké. La pauvre Laura Da Silva, qui s'était improvisée montreuse de foire sans savoir dans quoi elle s'embarquait, a fini par se retrouver dans la situation d'une fourmi noire lâchée au milieu d'une colonie de fourmis rouges. Le fabricant d'accessoires Gioteck, qui l'avait engagée pour être babe lors de la Gamescom, a d'ailleurs fait part de son mécontentement. Et une "flash-mob" est prévue ce samedi devant les locaux de RTL sur le thème "les extraterrestres ont débarqué".
Du côté de RTL, justement, on essaie de sauver ce qui peut l'être. Les tentatives de retirer les nombreuses vidéos du reportage qui circulent sur YouTube ont fini par échouer, d'autant que désormais, une version avec sous-titres anglais est disponible (voir plus haut, et au cas où elle disparaîtrait, la transcription originale est aussi disponible, merci au passage à DerMarc42). D'après certains sites, il était initialement prévu de discréditer les réactions négatives comme émanant d'une poignée de "débiles profonds". Mais devant l'ampleur des protestations, la chaîne a préféré s'excuser.
Le cas d'un des auteurs du reportage, Tim Kickbusch, est particulièrement intéressant. Avant sa diffusion, le journaliste s'était épanché sur sa page Facebook à propos de la Gamescom : "Je pense que la plupart des freaks et des tarés ont fait le déplacement directement jusqu'à la Gamescom. Ils ont le look. Et l'odeur." Après sa diffusion, rebelote : "Personnellement, je pense que les gamers et les visiteurs de la Gamescom sont des zozos qui n'ont pas d'humour. (...) Il était clair que [le reportage] n'était pas à prendre au sérieux. (...) La réaction des gamers m'encourage dans mes convictions, à savoir que trop de jeu vidéo ne bénéficie pas à la compréhension de texte. (...) Les gamers sont des pauvres types à qui une industrie rapace a volé tout leur argent. Et bien pire : [ils leur ont volé] tout un temps précieux pour faire des choses beaucoup plus productives que la pêche virtuelle. (...) Ma grand-mère m'a toujours dit : laisse les chiens aboyer."
Peu de temps après, il ne restait plus qu'un message sur son mur Facebook : "Aujourd'hui, plus d'une centaine de mails m'ont montré que j'avais tout faux sur l'impact de mon reportage. C'étais supposé être drôle. J'ai complètement échoué sur ce point. Je ne voulais blesser ou offenser personne. Maintenant que c'est fait, je suis désolé, vraiment désolé. La discussion qui a suivi sur ma page Facebook à propos de ce reportage et des réactions qu'il a provoquées était particulièrement vive. J'ai posté mes commentaires sans réfléchir. Pour ça aussi, je demande pardon." De son côté, la chaîne a désavoué les commentaires initiaux de son reporter.
L'affaire continue, donc. Et maintenant que les sites vidéoludiques anglophones s'en mêlent (sans oublier la presse généraliste), elle n'est pas près de s'arrêter.
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