Je rêve d'un vrai simulateur d'avocat. Pas comme la série des Phoenix Wright, hein, mais un vrai de vrai, un jeu velu où il faudrait que le joueur "invoque" des articles d'une loi pour gagner, reconnaissez que ça nous changerait un peu des démons ailés. Dans mon jeu fantasmé, on pourrait balancer des malédictions procédurales sur l'adversaire, on utiliserait le glaive de la justice, on assignerait comme on jette un sort, ça serait le bonheur. Faut que je contacte Will Wright, je suis certain qu'il en parlerait mieux que moi. Et dans ce hit vidéoludique, le joueur pourrait tenter de s'abriter derrière le bouclier de la loi. Et puis, dés fois, ça ne marcherait pas du tout. Oui, comme pour eBay.
Épuisée, que dis-je, acculée, ayant tenté toutes les tactiques judiciaires possibles et imaginables, cette société tente son dernier va-tout en invoquant le statut d'hébergeur. Dans mon jeu, genre les Sims - lawyer extension meets Magic the Gathering online, la société eBay sortirait donc sa carte secrète "statut d'hébergeur/bouclier d'invincibilité" et les 4 filiales du luxe paniqueraient.
C'est que, voyez-vous, cette carte magique est incroyable : elle rappelle que l'article 6 de la fameuse loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004, dispose que "Les personnes dont l'activité est d'offrir un accès à des services de communication au public en ligne [...] ne sont pas soumises à une obligation générale de surveiller les informations qu'elles transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites".
En conséquence, elles "ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée à raison des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de l'activité ou de l'information illicite ou si, dès le moment où elles en ont eu connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l'accès impossible".
Oui, ce sont des grandes cartes, mais ça ne fait pas peur à Will Wright. Il faut savoir qu'avant cet article 6, le monde juridique se divisait sur la question de la responsabilité d'un hébergeur. Certains disaient que les considérer responsables de ce que les gens faisaient sur internet de l'espace qui leur était alloué était une hérésie, car les hébergeurs ne pouvaient pas tout contrôler. Que cela serait un frein à l'expansion d'internet. Que le coût de leur responsabilité impliquerait que une importante hausse des prix d'abonnement à leurs services. D'autres pensaient que les rendre responsables de ce que les gens faisaient des espaces alloués était le seul moyen de maîtriser un tant soit peu le cyberspace et d'éviter que l'endroit ne se transforme en un Mad Max numérique dans lequel les terroristes côtoieraient main dans la main les pédophiles.
Comme souvent, le législateur a coupé la poire en deux, à savoir que les hébergeurs ne sont pas responsables d'un acte illicite commis à leur insu, à l'inverse, leur responsabilité peut être mise en cause s'ils avaient eu connaissance de l'acte illicite et qu'ils n'ont rien fait pour l'empêcher.
eBay sort donc sa carte hébergeur et soutient ainsi qu'elle se contente de louer un espace pour qu'un vendeur et un acheteur puissent se trouver et qu'elle ne peut contrôler la légalité des millions de ventes qui sont ainsi conclues. Qu'en outre, elle prévient systématiquement ses membres des législations en vigueur, notamment en matière de lutte contre la contrefaçon.
Oui, mais les 4 demanderesses ont ainsi leur carte à jouer et les voilà invoquant une pluie d'arguments enflammés (un firewall argumentaire me souffle ce bon vieux Will) pour faire tomber la protection d'eBay.
C'est ainsi qu'elles plaident que eBay ne se contente pas d’effectuer une prestation de stockage, mais déploie une activité de courtier : "Attendu en effet qu’il est manifeste que eBay est un site de courtage et que les sociétés défenderesses [vous vous rappelez ? Il y a 2 eBay au procès, d'où le terme défenderesses au pluriel] ne peuvent bénéficier de la qualité d’intermédiaires techniques au sens de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 relative à la confiance dans l’économie numérique, car elles déploient une activité commerciale rémunérée sur la vente des produits aux enchères et ne limitent donc pas cette activité à celle d’hébergeur de sites internet qui permettrait à eBay de bénéficier des dispositions applicables aux seuls hébergeurs.".
Et la pluie de météores argumentationnels (oui, Will a la grande forme aujourd'hui) fait mouche, car le Tribunal tranche la question dans le sens des 4 filiales du luxe. Dans notre jeu à Will et à moi, lorsque le procès se termine, la justice apparaîtrait avec son glaive et, dans une cinématique à la RE 4 où il faut presser une succession de touches (je ne veux pas perdre le public casual), on pourrait lui faire exécuter une fatality du plus bel effet. Ou alors, je peux aussi m'allier avec le docteur kawashima et le joueur devrait, en un temps limité, reconstituer des phrases qui lui seraient présentés dans le désordre pour rétablir la sentence. le Joueur habile obtiendrait, dans le cas d'eBay, quelque chose comme cela:
"Attendu qu’ainsi le Tribunal constate que l’essence de la prestation de eBay est l’intermédiation entre vendeurs et acheteurs, que eBay met en place des outils destinés spécifiquement à assurer la promotion et le développement des ventes sur ses sites à travers des plates-formes, un "gestionnaire des ventes" avec création de "boutiques" en ligne, la possibilité de devenir "PowerSeller", que eBay est donc un acteur incontournable de la vente sur ses sites et joue un rôle très actif notamment par des relances commerciales pour augmenter le nombre de transactions générant des commissions à son profit, Attendu qu’il est démontré au travers des pièces et éléments fournis que eBay dispose d’un service commercial performant de courtage et constitue un acteur leader du commerce électronique, que ses prestations d’hébergement et de courtage sont indivisibles, car eBay n’offre un service de stockage des annonces que dans le seul but d’assurer le courtage, c’est-à-dire l’intermédiation entre les vendeurs et les acheteurs, et de recevoir la commission correspondante, Attendu en outre que le régime de responsabilité dérogatoire des hébergeurs ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous le contrôle ou l’autorité de l’hébergeur comme c’est le cas en l’espèce, eBay agissant principalement en courtier et offrant un service qui, par sa nature, n’implique pas l’absence de connaissance et de contrôle des informations transmises sur ses sites, Attendu en conséquence que eBay, en sa qualité de courtier, ne bénéficie pas d’un statut dérogatoire au titre de sa responsabilité et relève donc, comme tout acteur du commerce, du régime commun de la responsabilité civile."
Oui, c'est peut-être trop hardcore finalement.
En gros donc, puisque eBay se rémunère sur les ventes, elle ne se contente pas d'être un simple hébergeur et par conséquent, elle perd le bénéfice de l'article 6.
Il ne reste plus au Tribunal qu'à constater que bien des produits se vendent par eBay en dehors des réseaux de distribution sélective mis en place par les sociétés du luxe, ce qui n'est pas bien difficile puisque les 4 demanderesses avaient des constats d'huissier à ce sujet, et la voilà condamnée aux très importantes sommes que nous connaissons.
Bon, après, comme dans tous bons jeux, le mien doit permettre au joueur qui a échoué de retenter sa chance sur la même partie. eBay a donc perdu une vie, mais il lui en reste encore: elle a donc fait appel.
La partie se rejouera donc et nous verrons si eBay a plus de succès !
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