INTERNATIONAL : L'Ossétie du Sud s'embrase
Date de parution: Samedi 9 août 2008
Auteur: Christian Zeender, Tbilissi
GEORGIE. Des combats dans la province séparatiste aurait fait 1400 morts,
dans ce qui ressemble à un nouveau conflit Est-Ouest.
«Les chars russes sont en Géorgie!» Cette information a rapidement fait
le tour de la capitale géorgienne vendredi, rappelant les pires souvenirs
de l'époque soviétique aux habitants de la république caucasienne. Le président
Saakachvili a déclaré la mobilisation générale et rappelé les mille hommes
du contingent géorgien en Irak, des troupes aguerries qui risquent d'augmenter
encore d'un cran la portée du conflit. Dans la nuit de jeudi à vendredi,
c'est Tbilissi qui avait lancé l'offensive, en attaquant la province indépendantiste
d'Ossétie du Sud.
Vendredi soir, la Géorgie affirmait avoir totalement repris le contrôle
du territoire séparatiste et déplorait 30 morts, tandis que le président
ossète, Edouard Kokoïty, en annonçait plus de 1400. Côté russe, on déplore
la mort de plus de dix soldats des forces de maintien de la paix à Tskhinvali,
capitale ossète. Le commandant des forces russes de maintien de la paix,
le général Marat Koupakhmetov, a assuré que Tskhinvali avait été «presque
entièrement détruite par les nombreux bombardements à l'arme lourde». Le
Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a demandé l'ouverture d'un
«couloir humanitaire», afin d'évacuer les blessés des combats.
Dans la matinée de vendredi, plus d'une centaine de chars russes ont emprunté
le tunnel reliant l'Ossétie du Nord et l'Ossétie du Sud et se trouvent
actuellement à Tskhinvali, le chef-lieu de la République autoproclamée,
occupé par les troupes géorgiennes. Chars et pièces d'artillerie russes
ont «détruit» des positions géorgiennes autour de la capitale ossète. Le
premier ministre russe, Vladimir Poutine, avait prévenu depuis Pékin, où
il était en déplacement pour l'ouverture des Jeux olympiques, que l'offensive
militaire de Tbilissi entraînerait des «mesures de rétorsion». Pour les
autorités de Tbilissi, la Russie a clairement violé les frontières d'un
Etat souverain. Mais pour la Russie, il s'agit «d'éviter un bain de sang».
Dans la soirée, la Russie a annoncé l'interruption de toutes ses liaisons
aériennes avec la Géorgie à compter de samedi. Pendant 18 mois, d'octobre
2006 à mars 2008, Moscou avait déjà suspendu les liaisons aériennes, terrestres
et maritimes entre la Russie et la Géorgie après l'arrestation dans ce
pays de quatre officiers russes pour «espionnage».
L'Abkhazie et l'Ossétie du Sud représentent les deux épines laissées en
héritage à la Géorgie par la défunte Union soviétique. En 1992, l'Abkhazie
s'est déclarée indépendante suite à un violent conflit. Plus tôt déjà,
l'Ossétie du Sud avait fait sécession, expulsant elle aussi les Géorgiens
vivant sur son territoire. Depuis, la plaie est ouverte et chacun des gouvernements
en place à Tbilissi a promis de ramener ces provinces au sein de la mère
patrie. Bien que la Russie n'ait jamais reconnu les deux entités, à l'instar
de la communauté internationale, elle les soutient militairement et économiquement.
Une tension extrême avait déjà été atteinte à l'été 2004, lorsque des unités
géorgiennes avaient ouvert le feu sur des milices ossètes. Lesquelles avaient
répliqué en faisant plusieurs morts du côté géorgien. Tbilissi a tenté
une autre méthode, installant un gouvernement provisoire ossète à sa solde
et tentant de grignoter le pouvoir du responsable local, Edouard Kokoïty,
un ancien lutteur qui a passé quelques années comme homme d'affaires à
Moscou. Celui-ci a rétorqué en lançant des attaques sur des villages géorgiens.
Du côté de Tbilissi, on a estimé peu à peu que seule une action de grande
envergure pourrait régler l'affaire. Après plusieurs jours d'intense malaise
début d'août, celle-ci a finalement été déclenchée.
Dans un entretien accordé vendredi soir au Temps, l'ancien directeur de
cabinet du gouvernement géorgien et actuel député Petre Mamradze estime
que les responsables ossètes étaient devenus de plus en plus agressifs
ces dernières semaines. «Pour moi, ce qui arrive n'est pas une surprise.
Les Ossètes étaient en train de procéder à un nouveau nettoyage ethnique.
Monsieur Kokoïty n'agit pas comme un responsable. Il est un simple employé
au service du FSB russe qui a succédé au KGB soviétique. Ces derniers temps,
il ne contrôlait plus que le chef-lieu Tskhinvali. Il lui fallait réagir.
Le souci des Russes n'est pas l'Ossétie. Il leur fallait trouver un moyen
de gêner la Géorgie dans sa volonté d'adhésion à l'OTAN.» A Moscou, le
président Dmitri Medvedev a averti que la Russie ne laisserait pas «impunie»
la mort de ses «compatriotes» en Ossétie du Sud et qu'elle défendrait les
ressortissants russes «où qu'ils se trouvent».
Cinq questions pour comprendre les racines du conflit
Lorraine Millot et Marc Semo
1. Qu'est-ce que l'Ossétie du Sud?
Une montagne de 3900 km2, peuplée de 70000 habitants, très pauvres: l'Ossétie
du Sud est l'un de ces confettis du Caucase qui se distinguent avant tout
par leurs passions nationalistes.
Descendants des Alains, les Ossètes ont été chassés de leurs territoires
du sud du Don par les hordes mongoles au Moyen Age et se sont réfugiés
sur les contreforts du Caucase, qu'ils auraient aussi habité depuis l'Antiquité.
Christianisés au contact des Géorgiens et de l'Empire byzantin, les Ossètes
n'en ont pas moins gardé une culture et des ambitions politiques propres,
qui s'étaient déjà manifestées en 1917, lors de la Révolution russe. A
l'époque, ils avaient pris parti pour la révolution bolchevique, tandis
que la Géorgie profitait des troubles russes pour reprendre son indépendance.
L'URSS divisa ensuite les Ossètes en deux entités, l'une rattachée au Caucase
du Nord, et l'Ossétie du Sud rattachée à la Géorgie.
En 1990, les Ossètes du Sud profitèrent du délitement de l'Union soviétique
pour proclamer leur indépendance. Avec l'aide militaire de la Russie, ils
réussirent à repousser les troupes géorgiennes et à imposer en 1992 un
cessez-le-feu fragile, qui leur a permis de créer un semblant d'Etat indépendant,
reconnu par personne.
2. Pourquoi cette offensive?
Mikhaïl Saakachvili, le jeune et bouillant président géorgien, avait besoin
d'action pour sauver son régime. Le héros de la révolution des Roses, célébré
en 2003 comme un nouvel espoir démocratique pour tout le Caucase, était
en train de tourner à l'autocrate, dispersant les manifestations d'opposition
ou muselant les médias critiques. Elu avec 95% de voix en 2004, Saakachvili
n'avait été réélu que par 53% des suffrages en janvier 2008, avec force
pressions et tripatouillages électoraux. Depuis 2003, Saakachvili promettait
aussi à son opinion le retour des deux provinces perdues, Ossétie du Sud
et Abkhazie, et il était temps de passer à l'action.
En lançant l'offensive, Saakachvili peut certainement compter sur le nationalisme
géorgien. «Le peuple est avec lui car il comprend qu'il fallait faire quelque
chose. Un opposant a déjà appelé à un moratoire de la lutte anti-Saakachvili»,
indiquait hier le directeur du Centre de sécurité régionale du Caucase
du Sud à Tbilissi, Alexandre Roussetski. Le statu quo jouait aussi en faveur
des indépendantistes ossètes, qui pouvaient se prévaloir de leur propre
gouvernement depuis plus de quinze ans maintenant. A la veille du changement
d'administration aux Etats-Unis, Saakachvili a sans doute voulu profiter
de ses bons contacts avec l'équipe Bush, pour être sûr du soutien américain
face à la Russie. «Son but est soit de reconquérir l'Ossétie du Sud, soit
au moins d'entraîner la Russie dans une guerre, dans laquelle la petite
Géorgie aura le soutien occidental», redoute l'analyste russe Fiodor Loukianov.
3. Que veut Moscou?
Moscou s'est lié aux Ossètes ces dernières années en leur distribuant (de
même qu'aux Abkhazes) des passeports russes. Les habitants de Tskhinvali
bombardés par Tbilissi sont donc aujourd'hui des ressortissants russes
que Moscou se doit de défendre. Sous prétexte humanitaire (les Ossètes
et Abkhazes ne voulaient pas du passeport géorgien et n'avaient donc plus
de passeports pour voyager), la Russie s'est ainsi, durant les années Poutine,
mise elle-même dans un piège, souligne Dmitri Trenine, analyste du centre
Carnegie à Moscou.
«La Russie s'est engagée moralement à défendre les Ossètes, sans avoir
de stratégie derrière pour résoudre le conflit, poursuit cet expert. Elle
se retrouve maintenant avec ses citoyens en pleine zone de conflit.» A
cause de ces engagements passés, la Russie «n'a pas le choix aujourd'hui:
elle est obligée d'intervenir militairement», estime aussi Fiodor Loukianov,
rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs. «Refuser de soutenir
les Ossètes au moment où ils en ont plus besoin que jamais serait une monstrueuse
rupture de confiance», insiste Fiodor Loukianov.
L'Ossétie du Sud et l'Abkhazie sont d'autant plus chères au cœur de Moscou
que ce sont aujourd'hui les derniers territoires du Caucase où les Russes
se sentent bienvenus. Partout ailleurs, y compris dans le Caucase du Nord
resté intégré à la Russie, ils paient aujourd'hui pour leur politique coloniale
passée: les Russes ont pratiquement tous été chassés de Tchétchénie ou
d'Ingouchie, même si formellement ces régions relèvent de la Fédération
de Russie. En elle-même, l'Ossétie du sSud n'a rien de «stratégique», mais
pour Moscou c'est aussi une question d'amour-propre: refoulée du Caucase,
où elle a perdu des positions clés en 1991 (surtout l'Azerbaïdjan et la
Géorgie), la Russie veut garder pied dans la région.
4. L'Abkhazie, prochaine étape?
«Les troupes abkhazes sont en marche vers la frontière géorgienne», annonçait
dès vendredi matin le «président» de la république autoproclamée d'Abkhazie,
Sergueï Bagapch, promettant son soutien inconditionnel aux frères ossètes.
L'Abkhazie, 250000 habitants sur un territoire guère plus grand que la
Corrèze, est une autre petite région sécessionniste de Géorgie, au sort
tout à fait semblable à celui de l'Ossétie, sauf qu'elle est beaucoup plus
convoitée. Il y a ses superbes plages au bord de la mer Noire, qui auraient
attiré l'an dernier quelque 1,5 million de touristes russes. Et il y a
surtout l'enjeu stratégique, le débouché du Nord-Caucase sur la mer Noire,
tout près de la ville russe de Sotchi où se tiendront les Jeux olympiques
d'hiver de 2014.
Islamisés au XVIe siècle, les Abkhazes émigrèrent massivement vers l'Empire
ottoman en 1864 plutôt que de se soumettre à la conquête russe. Minoritaires
dans leur région, ils s'affrontèrent durement avec les Géorgiens au début
des années 1990. Les combats firent plusieurs milliers de morts et 250000
Géorgiens durent quitter l'autoproclamée République abkhaze.
Le président géorgien Saakachvili a promis de reconquérir ce territoire,
indépendant de facto depuis 1992. «Il y a un vrai danger que les séparatistes
abkhazes tentent des provocations pour ouvrir un deuxième front, estime
à Tbilissi le directeur du Centre de sécurité régionale, Alexandre Roussetski.
Mais la Géorgie est prête et tout à fait capable de mener la guerre des
deux côtés.»
5. Quels sont les enjeux du Caucase?
Les immenses réserves gazières et pétrolières de la mer Caspienne ont accru
l'importance géostratégique du Caucase, à nouveau au cœur d'un «grand jeu»
opposant la Russie et les Etats-Unis. En Transcaucasie d'anciennes républiques
soviétiques comme l'Azerbaïdjan, puissance émergente grâce à ses richesses
en hydrocarbures, et la Géorgie se sont rapprochées des Occidentaux. Ces
derniers ont financé la construction de l'oléoduc BTC, qui porte le pétrole
azéri jusqu'à la Méditerranée. Un gazoduc, Nabucco, est en projet avec,
pour les Européens, l'idée de réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis
de la Russie. L'administration américaine appuie en outre la candidature
géorgienne à l'OTAN. L'Azerbaïdjan, musulman et turcophone, entretient
d'étroites relations avec la Turquie, pilier du flanc sud-est de l'Alliance
atlantique.
Les Russes dénoncent «un encerclement». S'ils contrôlent le nord du Caucase,
intégré à la Russie, cette mosaïque de peuples en majorité musulmans reste
explosive, d'autant que la rébellion indépendantiste tchétchène persistante
produit des métastases en Ingouchie, au Daguestan ou en Kabardino-Balkarie.
Moscou contre-attaque en poussant ses cartes en Transcaucasie, aux dépens
de la Géorgie mais aussi de l'Azerbaïdjan, appuyant à fond l'Arménie dans
le conflit du Nagorny-Karabakh, gelé depuis 1994. Cette enclave arménienne
en Azerbaïdjan s'était libérée en 1992 avant de se rattacher à la mère
patrie, occupant au passage 20% du territoire azéri. Cela complique un
peu plus les relations déjà complexes entre Erevan et Ankara, même si une
ébauche de normalisation se dessine.
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