"Sergev, tu as assez bu, si tu continues on va encore te retrouver à pisser sur une anomalie ou endormi en haut de la tour de garde.
- Va te faire foutre, Loï, ça fait trois jours que j'étais paumé dans la Zone, à rêver de ce rade et d'une bouteille de vodka. J'étais coincé du côté de la gare d'échanges, au fond d'un wagon rouillé, avec des hordes de sangsues qui m'ont assiégé toutes les nuits, j'ai cru que j'entendrai jamais plus tes sermons. Tu vas finir par me faire regretter...
- Des hordes de sangsues, hein ? T'as surtout déliré trois jours de suite à cuver ta dernière cuite quelque part sous un pont !
- Ta mère suce des pseudodogs, Loï.
- Tu vas voir espèce de...
- Toujours aussi chaleureux ce bistrot !
Tous se retournèrent vers celui qui avait prononcé ces quelques mots. Le vieil homme se tenait dans l'encadrement de la porte du bar. Seuls le barman et un habitué de longue date le reconnurent. Le barman se mit à frotter un verre avec un chiffon crasseux et l'habitué sembla se plonger dans la contemplation de son reste de tord-boyaux comme si c'était le premier qu'il eut jamais vu.
S'avançant vers le comptoir, le vieil homme délesta son épaule de la besace, qu'il jeta alors sur le zinc, entre Loï et Sergev, dans un fracas de bouteilles renversées. De la besace roula la tête de Kuznetsov, commandant des forces spéciales d'intervention de la Zone, proprement sectionnée au raz de la mâchoire inférieure. La joue droite vînt se ficher sur un éclat de verre brisé qui arrêta sa course dans un silence de mort.
- Si tu veux l'accrocher entre ton frigo dégueulasse et ta tête de sanglier empaillée, tu me donne un verre et une info", murmura le vieil homme en allumant une cigarette.
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Le vieil homme se pressait vers le bâtiment abandonné en forçant sur ses rotules fatiguées et bouffées par l'arthrite. La vallée obscure grouillait de chiens et de tushkanos, mais ceux-ci ne s'intéressaient guère à sa carcasse croulante, seuls quelques jappements troublaient le sifflement monotone du vent.
Selon les indications du barman, le petit avait pris la direction du laboratoire X18 deux jours auparavant et personne ne l'avait revu depuis. Tout en se hâtant, haletant et suant, le vieux sentait que quelque chose ne collait pas. Si le gamin avait décidé de retourner dans la Zone, c'était pour une raison bien précise. Ça n'était pas dans ses habitudes de faire des détours inutiles. S'il était parti vers le X18, c'était à coup sûr par nécessité, parce qu'il devait trouver dans les antiques souterrains puants du vieux centre d'expérimentations un moyen d'accéder au centre de la Zone.
Les choses avaient changées ici. Avant, les Stalkers évitaient comme la peste ces couloirs habités de monstres difformes et ne s'y aventuraient qu'à la recherche d'artefacts rares et précieux (pour la plupart fantasmés) ou bien, en désespoir de cause, en quête d'un abri lors d'un blowout imprévu. Le vieux avait toujours su se débrouiller pour n'avoir jamais eu à y emmener le gosse. Il avait été... Attentionné. Le perroquet exultait, perché sur son épaule, y enfonçant plus profondément ses griffes empoisonnées :
" Ouais, tu l'as pas non plus pendu à un arbre, tu ne lui a jamais proposé de jouer à la roulette russe. Tu l'as juste utilisé comme éclaireur pour satisfaire tes besoins de vieil ivrogne dégueulasse. T'as de sacrés principes tu sais, le vieux. Plein d'attentions, hein ?! C'est pas comme si tu avais laissé la Zone lui pourrir le sang et le sperme ! C'est pas comme si tu était responsable du petit monstre qui lui sert de fille ! Et de la décision qu'il a prise de revenir ici pour essayer d'arranger les choses ! Pour crever pour de bon en essayant de rejoindre le Monolithe !
Tu te souviens, ducon ? "Tonton, y'a du sang dans ma pisse..." Tu te souviens ?!"
Le vieil homme grimaça en poussant le portail de fer forgé qui fermait le vieux centre de recherches, posa son sac à terre, en sorti le SPAS-12 et une boîte de cartouches de douze, le "petit plus" que lui avait offert le Barman. Il entreprit d'enfoncer 8 cartouches dans le monstrueux engin avant d'engager la première en actionnant la pompe. Devant lui un bandit, étalé sur le dos dans son sang noir et depuis longtemps caillé, contemplait le ciel de ses yeux révulsés.
"Vraiment, y'a un truc qui colle pas", murmura le vieux en pénétrant dans le laboratoire.