Un sac, aux abords d'un chemin oublié depuis longtemps, abrité de la pluie par un petit rocher, rongé et dont le cuir tâché accuse le temps. Celui qui l’ouvrirait découvrirait de nombreuses pages tachées d’encre, de sang séché depuis longtemps, arrachées ou simplement effacées par les années passées. Certaines pages sont encore lisibles...
J'arrivais en fin d'après-midi à Zifantar. Le petit village n'était guère plus qu'un bourbier, mais ses habitants avaient l'air de braves gens. L'auberge avait l'air bien tenue, au moins. Cela me conviendrait avant de retrouver le confort d'une ville digne de ce nom.
À peine étais-je entrée que je découvrai le gnome au nom curieux, presque chantant et bondissant, attablé. Il était avec une jeune elfe, dont l'accoutrement détonnait avec tout : sa candeur, le grand costaud à ses côtés, et la propreté des lieux. Et le grand costaud, dont la peau cuivrée trahissait le sang. Curieusement, pour un elfe des bois, il ne sembla pas me prendre en grippe pour mon sang mêlé. Il faut croire que les coureurs des bois du sud sont plus éduqués que certains nobliaux du nord.
La bière détonnait, tout aussi curieusement. Elle aurait plus eu sa place dans une des grandes auberges de guilde d'une cité d'importance.
J'écoutais d'une oreille attentive le curieux groupe discuter. Ils venaient en fait de se rencontrer, et parlaient de créatures qui les avaient attaqués.
Soudain, un cri nous parvint, doublé d'un grognement, depuis l'extérieur.
Je fus satisfaite de voir qu'ils sortirent en même temps que moi. Un traître ou un pleutre n'aurait pas fait ça. Curieusement, la petite sortit aussi, ainsi que l'aubergiste.
Sur la place, un ours et une paire de loups, manifestement malveillants, et contre tout instinct animal, m'apprendrait plus tard la petite sauvageonne, s'en prenait à des manants. Ils avaient des yeux rouges, luisants. Encore maintenant je n'arrive pas à savoir pourquoi j'ai l'impression que ça me dit quelque chose...
Une femme gisait, éventrée. J'apprendrai que la pauvrette s'appelait Elisabet, fille du menuisier du village.
Je ne sais plus qui, dans mon dos, réussit à endormir les deux loups par des moyens que je ne compris pas. Magie arcanique, druidique ? Qu'importe. Nous défîmes les trois bêtes.
Un garde arriva. Je me retins de lui passer un savon : ce n'était pas sa responsabilité que de décider des effectifs en poste. Il est quand même scandaleux que ces créatures dangereuses aient pu entrer par les portes du village...
Notre groupe improvisé partagea quelques mots, pour faire retomber la tension. Et notre étonnement à voir ces créatures, en plein village, et qui, selon certains de mes compagnons, avaient probablement agi sous influence.
Enfin, le gnome confirma mes soupçons : cela lui évoquait son propre village, qu'il avait quitté en ruines, ravagé par des créatures inconnues, qu'il n'avait su décrire, à part des ombres entraperçues la nuit. Des ombres aux yeux rouges. Des visions. Il avait découvert un autel impie, et plus inquiétant, une faille, ouverte dans le sol par quelque moyen inconnu.
J'ai un peu de mal à croire en sa chance... Car il en faut. Il a échappé à un sort terrible. J'ai bien peur qu'il doive bientôt recommencer, et nous aussi... Mais je m'égare.
Nous rencontrions finalement le bourgmestre Jago Piedrond. Qui se révéla être un halfelin, et qui réussit le tour de force à paraître hautain, du haut de son perchoir, petit oiseau enfermé dans la cage de sa médiocrité, ne se tenant finalement qu'au dessus de ses propres déjections. Voilà que le chef de village se prend pour un seigneur... Mes compagnons ne font pas grand'chose pour le flatter, il faut dire, ce qui n'aide pas à arrondir les angles.
Une jeune elfe est aussi présente, Osonia Chaenan, fille de Nicolau Piulachs, envoyée en tutelle chez le bourgmestre. La chose m'étonna : j'ai beau être habituée à voir des mélanges étonnants, j'ai du mal à croire qu'une noble de Darromar puisse apprendre l'étiquette chez ce Piedrond qui ne connaît même pas la réputation de Lunargent. Encore une fois, je m'égare...
Le grand costaud - Yaevinn - semble vouloir dire qu'Osonia a des choses à dire. Très peu discrètement, il lui demande directement. Devant le bourgmestre. J'ai peut-être du mal à lire dans les gens, mais croire que notre hôte ne parlerait pas espruar était un pari audacieux. Et raté, de toute évidence.
Nous avions exposé notre plan : retrouver les traces de ces animaux, et s'assurer qu'aucun ne menacerait la ville. Jago se chercha des excuses, disant qu'un messager était parti il y a dix jours à Darromar. Soit il n'avait aucune influence à Darromar, soit la missive n'arriverait jamais, et son porteur non plus. Il était temps de rentrer à l'auberge, avant de définitivement braquer ser Piedrond.
Yaevinn confirma qu'il avait senti la détresse de la jeune Osonia. Pendant que mes camarades profitaient de la chaleur de l'auberge, je prétextais de transmettre les nouvelles des Marches d'Argent et les dernières modes urbaines pour m'entretenir avec Osonia. Je découvris ainsi que les peuples du Téthyr mangeaient fort tôt, commettant un impair fort disgracieux - il me faudrait m'en souvenir. Le petit bourgmestre se montra aussi méfiant qu'un vieux précepteur aigri et pincé, et je ne pus le convaincre de la voir seule. J’appris néanmoins qu’elle était destinée à devenir une des nobles les plus en vue de Darromar, mais se fit mal voir par son père en fréquentant les mauvaises personnes. Celles qui ne correspondaient pas à son rang. Celui-ci l'avait éloignée, mise à l'écart. Je comprenais mieux la raison de sa présence ici. J’éprouvais de la sympathie pour elle. Son histoire me rappelait… Bref.
Osona se révéla pleine de ressources. En pleine nuit, elle déjoua la surveillance du bourgmestre et vint me réveiller. Surtout, elle me confia ce pour quoi elle était venue : un druide, Alar, veillait sur les animaux et leur relation avec les villageois. Je la vis rougir. Je retins mon sourire en voyant son inquiétude, non sans penser avec plaisir que le plan de son père ne semblait guère fonctionner. Alar n'avait pas donné signe de lui depuis plus d'une semaine.
La situation m'inquiétait. Si Alar était mort, cela ne pouvait être le fait de simples animaux. Et les créatures aux yeux rouges, dont parlait Gobledilgou. Ce qui était arrivé à son village. Et la faille... Je frisonnai en songeant aux créatures capables de tels manifestations. Je commençais à craindre le pire pour la région...
C'est sur ces pensées lugubres que je m'endormais...
Le réveil ne fut plus confortable. Nous mangeâmes dans une ambiance morose. Ils décidèrent d'aller directement au nord, contre mon avis de pister les animaux. J'ai dû me mordre ma langue pour ne pas trop insister. Maggar réussit tant bien que mal à nous mettre sur la piste de la hutte du druide disparu. L'or-tel-quessir - ou est-ce la petite qu'il accompagne ? - retrouva les traces des animaux qui allaient, par chance dans la même direction. Il fallait en trouver l’origine. Même si cela s’annonçait de mauvaise augure pour Alar.
Nous tombâmes sur sa hutte. Alar semblait possédé du même Mal que les animaux qui ont attaqué le village. Il divaguait, et j'eus peur que dans sa folie, il n'ait envoyé des créatures sur le village. Pire, qu'il en eût envoyé d'autres chercher - ou sacrifier - Osonia. La sauvageonne, Sirthaal, cria. D'autres animaux possédés arrivaient.
Le sort d'Alar était scellé. S'il avait été touché par ce qui avait ouvert la faille, son âme était déjà enchaînée, son destin brisé.
Il ne me restait plus qu'une chose à faire. Celui marqué par l'Enfer, serviteur des forces obscures, je le délivrai de ses chaînes en lui plongeant ma dague dans ses entrailles.
Certains peuvent questionner mon droit à disposer ainsi de sa vie. Ceux qui comprennent réalisent que je n'avais pas le droit de le laisser vivre. Encore moins de laisser son âme alimenter les forces que je défiais.
C'est le deuxième que je tuais ainsi. C’est le premier dont j’aurais autant de souvenirs.
Je ne sais toujours pas ce qui me fit le plus mal. Mettre à mort une créature qui jadis fût un tel-quessir, un être en communion avec la création et la nature. Sentir le détachement glacé qui fut le mien, à la vision de son destin. Savoir ce que j'avais fait, les souffrances que j'avais infligées pour l'éternité à cet être. Ou la rage ardente qui coula dans mes veines, la satisfaction brûlante qui me brûla presque la main…
Dans mes vertiges, j'ai suivi mes compagnons, car je réalisai finalement que nous étions dans la hutte d'Alar.
Malgré tout mon entraînement pour y résister, les mots me brûlèrent les yeux. Je les entendis résonner dans mon esprit comme criés par mille voix, mille cris gutturaux.
Partout sur les murs, des lettres de sang de baatezu, la langue des neufs enfers, brûlaient de haine pure. Au milieu de l'infernal commun dont il m'avait fallu tant de temps pour en apprendre les circonvolutions impies, des mots aux formes impossibles dansaient.